Laetitia Strauch-Bonart – Pourquoi « patriarcat » ne veut plus rien dire (Le Point, 15/09/20)

Laetitia Strauch-Bonart, « Pourquoi « patriarcat » ne veut plus rien dire », Le Point, 15 septembre 2020

ÉDITO. Récemment, le secrétaire général de l’ONU expliquait que la pandémie de Covid-19 était le révélateur de « millénaires de patriarcat ». Vraiment ?

« La pandémie ne fait que démontrer ce que nous savons tous : que des millénaires de patriarcat ont produit un monde dominé par les hommes avec une culture dominée par les hommes qui nuit à tous – les femmes, les hommes, les filles et les garçons. » Cette phrase prononcée par le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres le 31 août 2020, lors d’un discours à de jeunes femmes de la société civile, n’a pas été tirée de son contexte pour ridiculiser son auteur, mais tweetée par les Nations unies elles-mêmes. Elle défie pourtant les lois de la logique : à première vue, faute d’arguments à l’appui, on ne comprend guère en quoi la pandémie a un quelconque rapport avec le patriarcat, on ne saisit pas non plus comment on peut affirmer la prééminence en tous lieux de la « domination masculine », et on ne voit pas pourquoi cette « culture masculine » nuirait forcément « à tous ». Bref, Guterres a peut-être raison, mais rien ne permet, dans cette affirmation, de le savoir.

Quand on lit le discours dans son entièreté, on comprend mieux ce que Guterres veut dire : que les femmes ont été particulièrement impliquées dans la lutte contre la pandémie, puisqu’elles sont majoritaires dans le secteur du soin; qu’elles ont souffert économiquement, car elles sont aussi majoritaires, dans le monde entier, dans le secteur informel, et qu’elles ont endossé une part plus grande encore du travail non rémunéré; que la fermeture des écoles et le repli sur le foyer les ont exposées à davantage de violence. Mais on ne voit toujours pas en quoi c’est une preuve convaincante que le monde entier est patriarcal. En effet, d’un côté, comme l’ont montré de nombreuses études de psychologie comportementale, les femmes sont majoritaires dans le secteur du soin car elles sont plus intéressées par les professions liées aux « personnes » qu’aux « choses ». Le mot « intéressées » est important : il ne s’agit pas de compétences, mais de préférence. D’un autre côté, la discrimination et la violence à l’égard des femmes – bien plus forte dans certains pays en développement que chez nous – sont une manifestation évidente de systèmes patriarcaux. Le cas de l’activité économique est, lui, plus ambigu : que les femmes s’occupent davantage du foyer et des enfants que les hommes peut être autant le résultat d’un choix authentique que d’une contrainte.

Le danger des formules toutes faites

La pandémie de Covid-19 n’a donc pas révélé l’existence d’un omniprésent patriarcat, mais celle d’une division des tâches millénaires entre les deux sexes, qu’on peut ensuite discuter, voire contester. Pour certains, elle est une organisation archaïque à démanteler. Pour d’autres, comme le chercheur en psychologie devenu superstar Jordan Peterson, il s’agit d’une stratégie conjointe de survie face à l’adversité du monde. Pour d’autres encore, elle est à conserver quand elle relève du libre choix des individus, et à combattre quand elle revient à discriminer et violenter les femmes.

Ce tweet et plus généralement les affirmations de ce genre, qui sont récurrentes, ne posent pas problème en raison des idées qu’ils suggèrent, mais parce que leurs auteurs s’estiment dédouanés de justifier leurs dires par des arguments. Ils se contentent de répéter des formules toutes faites sans jamais les interroger, préférant l’automatisme de la parole à la compréhension du monde réel. Selon la dernière étude du Monde avec Ipsos-Sopra Steria sur les « Fractures françaises », 69 % des Français sont ainsi convaincus de « vivre dans une société patriarcale » où « patriarcal » signifie « une société où le pouvoir est détenu par les hommes. » Il est pourtant évident que le terme « patriarcat » n’a pas le même sens en Iran qu’en France, et même qu’il décrit bien mieux le premier pays que le second.

La prévalence de la parole automatique n’est pas seulement un problème intellectuel, c’est un obstacle à l’action, car quand on pense de travers, on agit rarement droit. Il suffit de constater que l’autoflagellation de Guterres est en totale contradiction avec ses actes : si la domination masculine dans les lieux de pouvoir le gêne tant, pourquoi ne laisse-t-il pas sa place à une femme ?

  • Voir aussi, sur la baudruche idéologique du « patriarcat » :

Strauch-Bonart – Fin du patriarcat : Les hommes font l’expérience d’une forme de déclin

. Laetitia Strauch-Bonart : Fin du patriarcat 5 | 5 « Les hommes font l’expérience d’une forme de déclin » 

De nombreuses recherches scientifiques démontrent qu’un nouveau fossé se creuse entre les sexes au détriment des hommes, remarque l’essayiste Laetitia StrauchBonart

Article paru dans Le Monde du 19 juillet 2018

Entretien. Laetitia Strauch-Bonart est essayiste, chroniqueuse au Point et rédactrice en chef de la revue Phébé . Elle est notamment l’auteur de Les hommes sont-ils obsolètes ?, (Fayard, 220 p., 18 euros), et de Vous avez dit ­conservateur ?, (Cerf, 2016)

Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer

Vous affirmez dans votre livre « Les hommes sont-ils obsolètes ?» ­que la condition masculine vit en ce moment une « transformation radicale » dans le monde occidental. Qu’entendez-vous par là?

Les anglophones ont une expression qui dit bien les choses, ils parlent d’un new gender gap, un nouveau fossé entre les sexes qui se creuse à l’école, au travail, dans la vie de famille, etc. Cet écart est défavorable aux hommes. Son existence est ­démontrée par de multiples rapports et études issus de l’économie et de la sociologie quantitative. Il y a quelques décennies, nous n’aurions jamais imaginé un tel ­retournement. Les femmes ne faisaient pas d’études, elles travaillaient peu ou pas, et leur autorité était limitée à la maison. Aujourd’hui, tout cela nous semble appartenir à un passé lointain. La position des hommes a également changé. On garde cette image de la prééminence masculine mais, quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que les hommes font l’expérience d’une forme de déclin. Et, parallèlement, on voit une ascension féminine.

Les adeptes du masculinisme diront sans doute que le relatif déclin masculin est de la faute des femmes. C’est absurde. Il est important de comprendre que l’ascension féminine n’est pas la cause du déclin masculin. C’est plutôt que les mêmes changements structurels, économiques, technologiques, sociétaux, etc., ont un impact différent sur les deux sexes. Pourquoi? En partie parce qu’il existe des différences, comportementales et cognitives, entre les hommes et les femmes par exemple dans la maîtrise du langage, l’empathie ou le ­niveau d’agressivité. Si, hier, ces différences, dans un monde plus physique et moins verbal, favorisaient les hommes, aujourd’hui, elles favorisent les femmes. Ces différences sont établies par la psychologie comportementale et les sciences ­cognitives, donc des travaux sérieux.

Beaucoup de sociologues français ­estiment que les différences entre les sexes sont construites par l’environnement. Je me démarque de cette approche, car elle n’est pas expérimentale. Les ­travaux auxquels je me réfère que de grands scientifiques tels Steven Pinker, ­professeur de psychologie à Harvard, et Franck Ramus, chercheur au sein du Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique, CNRS-ENS, ont aidé à diffuser, et qui sont publiés dans les meilleures revues internationales mettent au jour une origine partiellement naturelle de ces différences et s’appuient, eux, sur des expériences.

Par exemple, certaines d’entre elles ­consistent à tester auprès de nourrissons et d’enfants leur préférence pour les « choses », s’avérant en moyenne plus fréquente chez les garçons, et pour les « personnes », plus fréquente chez les filles. D’autres établissent un lien entre le niveau de testostérone, bien plus élevé chez les hommes, et l’agressivité. Tous ces travaux permettent d’établir des comportements moyens pour chaque sexe, mais il faut garder à l’esprit que, justement, ce ne sont que des moyennes et qu’il y a, forcément, toujours des exceptions.

Notez, enfin, que mes observations sur les hommes ne visent pas à relativiser l’exclusion et la violence que subissent un grand nombre de femmes en Occident sans ­parler d’autres régions du monde. Je les condamne fermement. Je crains toutefois que l’on ne soit pas suffisamment attentif à la situation des hommes.

L’école est, pour vous, l’un des ­lieux de ce malaise masculin. Pouvez-vous nous dire pourquoi?

Quand les filles n’allaient pas à l’école, on ignorait qu’elles étaient aussi douées. En quelques décennies, elles sont parvenues à dépasser les garçons. Les études du ­Programme international pour le suivi des acquis des élèves [PISA], conduites par l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] auprès des élèves de 15 ans, le démontrent. Par exemple, selon PISA 2012, les adolescents de l’OCDE ont en moyenne 50 % de chance de plus que les adolescentes d’avoir des difficultés à l’école dans tous les domaines testés (sciences, mathématiques, compréhension de l’écrit). Ou encore, en 2015, 24,4 % des garçons se situent parmi les moins bons en compréhension de l’écrit ceux qui ont des difficultés à bien comprendre un texte contre 15,5 % des filles. Le retard en compréhension de l’écrit se constate dans tous les pays industrialisés, membres de l’OCDE. En moyenne, à l’écrit, il est presque égal à une année scolaire.

Les études conduites par la direction de l’évaluation de la performance et de la prospective du ministère de l’éducation nationale, réitérées chaque année [Filles et garçons sur le chemin de l’égalité, de l’école à l’enseignement supérieur] montrent la même tendance. Pour ce qui est de la maîtrise du langage, on constate ce ­décalage entre les deux sexes dès le ­primaire, ce qui est très important, car c’est ce qui détermine la réussite scolaire à long terme.

L’école est-elle inadaptée aux garçons?

Dans une certaine mesure, oui. On dit trop souvent, en France, que si les garçons ne se débrouillent pas bien à l’école, c’est parce qu’ils sont trop agités, ou parce qu’ils ont intériorisé des stéréotypes de masculinité et qu’ils préfèrent ne pas travailler en classe par crainte de ressembler aux filles. Comme l’école est bien adaptée aux filles, il faudrait faire en sorte que les garçons ressemblent aux filles.

Il faut aborder la question autrement. A l’étranger, des travaux de recherche arrivent à d’autres conclusions : c’est l’école qui se serait éloignée des garçons et non l’inverse. Ne faudrait-il pas prendre en compte le retard relatif des garçons dans la maîtrise du langage, et donc redoubler d’efforts en la matière? Ne faudrait-il pas faire bouger davantage les garçons pour qu’ils acceptent plus facilement de rester assis pendant des heures à tracer des lettres? En outre, donne-t-on à lire des livres mettant en scène des personnages auxquels les garçons peuvent s’identifier?

On doit aussi insister sur l’importance de la discipline. Les garçons, particulièrement dans les milieux défavorisés, sont les premiers à en souffrir lorsqu’elle se dégrade. Il faut donc la renforcer, dans une atmosphère d’autorité bienveillante.

Certes, les garçons ont de moins ­bonnes notes, mais cela n’est pas ­nouveau et n’empêche pas les hommes d’occuper les meilleures places ­dans la société…

Les hommes continuent en effet de se maintenir à une place enviable, mais il faudra voir comment les choses évolueront. Je dirais aussi que la réussite, à l’âge adulte, de nos garçons ne nous autorise pas à ne rien faire pour nos enfants.

Il faut être attentif au fait que ce sont les garçons issus des classes populaires qui ont le plus de mal à l’école, et qu’eux n’occuperont pas demain les meilleures places. Ils s’en sortiront même moins bien que les filles des mêmes milieux. On a tendance à juger de la santé des sexes en ne regardant que les gens qui sont tout en haut. Je ne crois pas que ce soit un bon indicateur, puisqu’il s’agit d’une minorité.

Vous dites que l’évolution de ­l’économie fait mal aux hommes. ­Pouvez-vous préciser?

L’économie se tertiarise et repose de plus en plus sur des capacités relationnelles. L’étude des différences de comportement entre les sexes que j’évoquais tout à l’heure montre qu’en moyenne les femmes maîtrisent mieux le langage et font preuve d’une plus grande empathie : elles sont plus à l’aise que les hommes dans les métiers relationnels. Mieux : elles les préfèrent aux autres métiers. Pour lutter contre les conséquences de cette transformation sur les hommes, il faudrait déjà en prendre conscience. Notez cependant que la tertiarisation n’empêche pas que plusieurs secteurs restent très masculins, comme les métiers techniques et scientifiques.

La place du père est-elle aussi fragilisée?

Les pères passent en moyenne plus de temps avec leurs enfants qu’auparavant. Ils jouent avec eux, participent à leur éducation. Mais on constate une divergence en fonction du milieu socio-professionnel. La présence accrue des pères ne vaut que pour les classes moyennes et supérieures.

En outre, dans ces milieux, on se marie toujours, ce qui est moins vrai dans les milieux défavorisés, alors que cela permet de stabiliser la famille. Le mariage diminue le risque de séparation et, si le couple se défait, le fait qu’il y ait eu mariage aide à ce que les liens entre le père et les enfants restent plus étroits. Il y a plus de familles monoparentales dans les milieux défavorisés, et les enfants qui ne voient jamais leur père ont plus de chances de se trouver dans ces milieux. Les hommes peuvent donc y être pris d’un sentiment d’inutilité qui peut être aggravé s’ils n’ont pas de travail.

Certains estiment que père et mère ont le même rôle, que les divorces ne sont pas si graves. Je ne suis pas d’accord : la stabilité et la présence du père prédisent un certain nombre de choses concernant l’avenir des enfants la réussite scolaire, la santé mentale, la capacité à fonder une famille. Les dommages de l’absence du père sont importants. On s’inquiète des fractures au sein de la société, des tensions révélées par des événements comme l’élection de Donald Trump ou le Brexit. Mais n’oublions pas que la vie de famille est aussi un des éléments qui distinguent aujourd’hui de plus en plus les classes sociales et qui collaborent à creuser un fossé entre elles. En promouvant le mariage, j’ai l’air ringarde, mais je pense que le mariage est l’équivalent d’un actif! Les familles de couples mariés sont plus fortes pour affronter l’adversité. Des études de l’Insee (par exemple, « Les couples sur le marché du travail », France, Portrait Social, Insee, 2012), mais aussi les travaux de l’économiste américain Nicholas Eberstadt (par exemple le livre Men Without Work) montrent que, pour les hommes, il y a une corrélation entre le statut marital et l’emploi.

Est-on en train de vivre, selon vous, la fin du patriarcat?

Si vous entendez par patriarcat le fait qu’il existe en Occident une oppression systématique des femmes par les hommes, et que les hommes sont responsables de tous les malheurs des femmes, j’estime que ce n’est le cas ni aujourd’hui ni hier. Hier, la situation des femmes était très dure parce que nos ancêtres hommes et femmes vivaient dans des situations de grande insécurité, aggravées pour les femmes par le fait qu’elles n’avaient pas la force physique des hommes et couraient les risques liés à la maternité qu’on pense seulement à celui de mourir en couches. Mais les hommes n’étaient pas les premiers responsables de ce malheur. Les femmes ont été délivrées par le progrès technique. Si vous entendez par patriarcat le fait que le pouvoir était, encore récemment, exclusivement aux mains des hommes, car les femmes en étaient systématiquement exclues dans la loi et la pratique, alors oui, nous en vivons la fin. Et je m’en réjouis!

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. Sur la situation des garçons à l’école, on pourra aussi se reporter à cette conférence sous-titrée de la philosophe américaine Christina Hoff Sommers qui alertait sur cette question il y a plus de 5 ans déjà :

. Sur la baudruche idéologique du « patriarcat », voir aussi : 

Le mythe du « patriarcat »