Entretien (décryptage) à retrouver sur Atlantico.fr (9 février2023)
Atlantico : Madonna a fait beaucoup réagir en apparaissant, aux Grammy Awards, avec une chirurgie esthétique prononcée, s’attirant beaucoup de remarques et de reproches. La reine de la pop a tenu à répondre à ses détracteurs en dénonçant l’âgisme et la misogynie. Que penser de cette ligne de réponse ?
Eromakia : Madonna s’est ramassé un déluge de critiques assez compréhensibles car pour toute personne équilibrée, la première réaction devant de telles déformations physiques ne peut être que la consternation. Moi-même, quand j’ai vu passer sa photo sur les réseaux sociaux, je ne l’ai au premier abord pas reconnue ; je l’ai prise pour Priscilla Presley, 77 ans, dont j’avais été interloquée quelques jours plus tôt par le visage cireux, factice, sans âge : celui d’une statue du Musée Grévin, en moins naturel. Les chirurgiens esthétiques américains ont la main particulièrement lourde, très caricaturale ; je ne sais pas si en France, on irait aussi loin – en tout cas, j’espère que cela ne deviendra jamais une nouvelle mode féministe, comme Madonna semble pourtant le préconiser.
Elle a très mal pris ces réactions, ce qui est également compréhensible, car les mots ont été durs (« Vampire de 2700 ans », etc.), or Madonna est une artiste sur le retour, au narcissisme blessé, luttant à mort pour être toujours créative et subversive. Ayant construit sa carrière et sa légende sur son corps jeune et provocant, Like a Virgin, les stigmates de l’âge étaient forcément impensables, impensés, pour une Material Girl de sa trempe, sans doute peu encline à l’introspection et à la sagesse des années.
Sa ligne de réponse est pour moi tout à fait navrante, mais parfaitement conforme au gloubi-boulga féministe mainstream dans lequel barbote l’intégralité de l’entertainment américain et désormais européen. Cinéma, musique, télévision, médias… Ce sont partout les mêmes rancœurs féministes, les mêmes jérémiades narcissiques, les mêmes mantras victimaires aussi creux et téléphonés que prévisibles et vides de sens.
« Encore une fois, je suis victime de l’âgisme et de la misogynie qui imprègnent le monde dans lequel nous vivons », écrit Madonna pour se justifier, enfilant les contre-vérités comme des perles. « Encore une fois », alors qu’elle a bâti toute sa notoriété sur son corps jeune, à une époque où elle ne se demandait pas tellement ce qu’en pensaient les femmes de 64 ans, par exemple, dont elle ignorait jusqu’à l’existence. Et pendant des décennies, quand les critiques du monde entier l’acclamaient et qu’elle engrangeait des fortunes colossales, on ne l’a pas tellement entendue dénoncer le « patriarcat » non plus… Il faut dire qu’en profitant grassement, elle n’allait pas mordre la main qui la nourrissait. De plus, comme on va le voir plus bas, celle qui pratique l’âgisme sans relâche, c’est plutôt elle.
La « misogynie » est ce mot magique des féministes qu’elles agitent à la moindre critique pour ne jamais avoir à se justifier de leurs errements. « Je suis une femme, j’ai le droit de dire et de faire absolument n’importe quoi. Si vous me le faites remarquer, vous êtes misogynes. Fin de la discussion ». On connaît la chanson – Sandrine Rousseau nous la sert à peu près tous les quatre matins. Mais au fait, quand dans sa réponse sur Instagram, Madonna s’adresse aux femmes qui la critiquent en leur disant : « Bow down, bitches ! » (« Inclinez-vous, salopes ! »), c’est du féminisme ou de la sororité ?
Atlantico : N’y a-t-il pas, aussi, un chemin de liberté tracé par Madonna, dans sa volonté de rompre avec les conformismes, y compris, cette fois-ci via une chirurgie esthétique assumée ? Ou n’est-ce qu’une fausse disruption ?
Eromakia : Je n’ai absolument rien contre la chirurgie esthétique, que l’on soit homme ou femme d’ailleurs, chacun a bien le droit de corriger quelques défauts de la nature, s’il en souffre et que la solution est à sa portée. La chirurgie esthétique ne pose aucun problème en soi et fort heureusement, personne n’a attendu les leçons de féminisme disruptif de Madonna pour y recourir.
Le problème ici n’est pas tant la chirurgie en elle-même que les dérives de la dysmorphophobie dont Madonna semble affligée – à moins qu’il ne s’agisse de problèmes psycho-anxieux liés au vieillissement ou que sais-je, mais dont elle est de toutes façons la principale à souffrir. Il est vrai que l’on pense forcément à la quête de jeunesse effrénée des Bogdanoff ou aux expériences de Michael Jackson, avec les issues fatales que l’on connaît. Même si aucun d’entre eux n’est a priori mort de sa chirurgie, on s’interroge tout de même sur ce qu’ils ont fait de leur santé. Mais on se souviendra aussi que, alors que la France entière se gaussait de leurs mentons et de leurs visages, jamais les frères ne se sont plaints, jamais ils n’ont hurlé à la misandrie ou au sexisme, eux. Les féministes s’emploient toujours à donner raison à tous ceux qui pensent que les femmes sont des pleurnicheuses nées. Je ne les félicite pas.
Pour moi, c’est donc surtout la voie de la pathologie et de la haine de soi que Madonna entend ouvrir ici aux femmes. « Je suis heureuse de faire œuvre de pionnière pour que toutes les femmes derrière moi puissent avoir plus de facilité dans les années à venir », écrit-elle au sujet de ses charcutages… Le problème est bien qu’elle semble militer pour pousser les femmes, au nom de son féminisme, à s’engager dans cette forme de déshumanisation et de toute-puissance devenue folle (« Mon corps, mon choix ; je suis le démiurge de mon propre corps, je me défigure si je veux, quand je veux »), ce qui n’est franchement pas très engageant. Encore une fois, il y a chirurgie et chirurgie et ici, on est moins dans l’esthétique raisonnable que dans l’autodestruction pathologique. Les fans ont de quoi être effarés.
Atlantico : Au fond, quelles peuvent être les raisons de Madonna d’agir de la sorte ? Avec quels résultats ?
Eromakia : Parce qu’on est tristes pour elle, parce que son visage de poupée gonflable fourbue nous serre le cœur et nous renvoie à notre propre crainte du vieillissement, on cherche à comprendre ses motivations. Pour moi, comme je l’ai dit plus haut, la première raison serait la voie dans laquelle elle a engagé toute sa vie, celle du paraître et de l’éternelle jeunesse. Parce qu’elle a fait du jeunisme toute sa carrière, Madonna n’a pas pu, ou pas su vieillir. Il faut reconnaître à sa décharge que le show-biz est un Moloch sans pitié qu’il faut continuellement nourrir avec des corps frais et fermes. Ils sont très vite digérés par la bête et remplacés, c’est un peu la loi du genre ; très peu d’artistes s’en sortent indemnes.
Il y a ensuite une mode américaine, chez les artistes, à passer régulièrement sous le bistouri ; beaucoup de femmes le font par routine, par fixation sur leur physique et pour pouvoir aussi continuer à nourrir l’impitoyable Moloch. Je pense que Madonna l’a davantage fait par conformisme, par la banale peur de vieillir et par le rejet de ses rides, que par posture disruptive. C’est parce qu’elle est allée beaucoup trop loin et que le résultat est atroce, qu’elle prétexte aujourd’hui la disruption et la provocation. A mon avis, elle ne s’attendait pas du tout à ce fiasco. Je pense même qu’elle se trouvait belle, car elle ne peut sans doute plus se percevoir telle qu’est.
Une raison intéressante, évoquée par Julie Burchill dans un article écrit bien avant cette cérémonie des Grammy Awards (« Does Madonna ‘identify’ as young ? », Spiked, 10/11/ 2022), pourrait être à rechercher, non seulement dans sa quête éperdue d’un public jeune – au point d’aller se ridiculiser sur TikTok –, mais également dans son adhésion à l’idéologie trans, dont elle s’est à nouveau glorifiée lors de cette soirée, puis dans ses justifications sur Instagram. Comme l’écrit cette journaliste, Madonna « vit dans un monde où les femmes ont des pénis » et où la pensée magique laisse croire aux femmes qu’elles vont facilement tromper le réel… jusqu’au jour où elles se feront réveiller très brutalement. Il en va ainsi de la gestion de son corps vieillissant. Le fantasme de toute-puissance et l’obsession jeuniste ne sont jamais bons conseillers.
Atlantico : Qu’est-ce que cela nous dit de son approche du féminisme ?
Eromakia : Madonna nous sert le féminisme mainstream le plus convenu qui soit. On dirait du Sandrine Rousseau dans le texte, tellement il ne manque aucun lieu commun, aucun poncif. « J’ai hâte de (continuer à) repousser les limites et tenir tête au patriarcat », débite-t-elle crânement sur Instagram. Allez donc rechercher la définition de « patriarcat » dans le dictionnaire (par ex. le Robert en ligne) ; vous verrez que cela n’est pas absolument pas défini au sens où Madonna et ses comparses féministes l’emploient du matin au soir. La paranoïa victimaire et son corollaire misandre – les deux mamelles du néoféminisme « antipatriarcal » –, ne constituent en rien le « patriarcat », n’étant rien d’autre que les produits de ces esprits tourmentés.
Comme toutes les féministes militantes, Madonna se permet de parler au nom de « toutes les femmes » – comme si moi je lui avais demandé de me représenter, ou comme si « toutes les femmes » rêvaient secrètement de se faire augmenter les joues et la mâchoire dans l’espoir de ressembler à une version au riz soufflé de Morticia Adams. Mais que nenni !
Le plus frappant pour moi est qu’elle envoie un message terrible aux femmes qui vieillissent naturellement et qui avaient bien l’intention de s’en accommoder. C’est elle qui est âgiste, en vérité, car elle nous laisse entendre qu’il vaut mieux se transformer en créature post-humaine à prix d’or plutôt que d’accepter quelques rides d’expression, voire quelques rides tout court. D’autant que 64 ans n’est quand même pas un âge canonique, elle pouvait encore avoir du chien avec son visage naturel. Elle insinue donc maladroitement qu’à 64 ans, une femme naturelle est un débris qui ne devrait surtout pas rester comme ça. Je ne la félicite pas car ce faisant, elle fait exactement le jeu du « patriarcat » qu’elle dénonce.
En conclusion, ce sujet est bien moins léger qu’il y paraît, car derrière les affres de Madonna, ce sont toutes les contradictions du féminisme face au vieillissement féminin qui s’affichent. Le néoféminisme recouvre souvent une idéologie de femmes jeunes, de cigales qui ont le monde à leurs pieds sans en avoir conscience et qui se révèlent, une fois la bise venue, incapables d’affronter leur entrée dans l’âge. Madonna est l’archétype de ces féministes aigries, victimaires, geignardes, qui accusent toujours le « patriarcat » de tous les maux, oubliant que c’est celui-là même qui leur a déroulé le tapis rouge quand elles étaient jeunes et inconscientes, et qu’elles lui doivent à peu près tout.
L’impensé de l’idéologie féministe vis-à-vis de la femme âgée est aussi une chose récurrente ; le féminisme ne concevant la femme que dégagée de tous ses liens avec l’hétérosexualité, la maternité, le couple, la famille, les enfants, les petits-enfants, la vie affective… oubliant ce faisant de se projeter sur les conséquences de ces choix de vie une fois l’âge venu. Le féminisme est une doctrine qui ne peut que fabriquer des femmes paniquées par leur déclin physique, car de plus en plus promises à aborder le troisième âge célibataires, sans enfants ou très peu entourées. Condamnées donc, comme Madonna, à s’auto-transformer en poupées gonflables pour rester bankables sur le marché des objets sexuels, cherchant désespérément sous les quolibets à concurrencer les filles fertiles de 25 ans, quand ce temps devrait être passé pour elles et leurs préoccupations ailleurs, dans une sérénité qu’elles n’atteindront hélas que rarement. Le féminisme de Madonna m’apparaît donc comme une sorte de mythe de Faust, un fantasme de toute-puissance et d’auto-fabrication de la « femme nouvelle » (le corollaire de « l’homme nouveau » cher aux marxistes), fatalement destiné à se fracasser contre le mur du réel.