Nathalie Heinich : « La « cancel culture » n’a rien à faire sur notre territoire » (article également publié sous le titre « La “cancel culture” est la conséquence du sous-développement juridique nord-américain », Le Monde, 07 et 08 août 2020)
Ce conformisme idéologique, issu de la nouvelle gauche américaine, n’a rien de progressiste, estime la sociologue. En France, la liberté d’expression est encadrée par la loi
La cancel culture, qui nous vient des campus nord-américains et des réseaux sociaux, normalise les tentatives pour faire taire littéralement, pour « annuler » – les opinions considérées comme illégitimes. On la voit aujourd’hui défendue, non seulement outre-Atlantique par des militants radicaux, qu’ils soient féministes, anti-homophobes, anticolonialistes, antiracistes ou anti-appropriationnistes (refusant que des productions culturelles soient reprises par d’autres que les membres des « communautés » dont elles sont censées être issues), mais aussi par des sympathisants français des causes ainsi défendues. En face, ce sont jusqu’à présent les conservateurs qui tiennent le haut du pavé dans la dénonciation de ces pratiques tel, hélas, un certain Donald…
Il est temps de sortir de cet affrontement « trumpeur » entre censeurs « de gauche » et anti-censeurs « de droite », car la censure que promeuvent et pratiquent ces nouveaux « annulateurs » n’a rien de progressiste, en dépit du crédit que leur confère la légitimité de leurs causes aux yeux d’une partie de la gauche. Et elle n’a rien à faire sur notre territoire, pour une raison que semblent ignorer les partisans de la cancel culture.
Ce qu’ils ignorent, en effet, c’est que son ancrage dans la société nord-américaine n’est pas l’effet de la prégnance dans leurs pays des maux contre lesquels luttent souvent à juste titre ces militants; il est avant tout le produit d’un système juridique spécifique : le premier amendement de la Constitution américaine, tout comme l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, fait de la liberté d’expression un « droit fondamental positif », rendant a priori anticonstitutionnelle toute entrave à ce droit.
Or, tout autre est le système juridique français, où la liberté d’expression est d’emblée contenue dans des lois qui la restreignent, en interdisant, par exemple, l’incitation à la haine raciale, l’appel au meurtre, l’encouragement à la discrimination en raison du sexe ou de l’orientation sexuelle, ou encore le négationnisme.
Au risque de l’arbitraire
La différence est patente : là où, en France, la liberté d’expression est encadrée par la loi, en Amérique du Nord elle ne peut guère être bridée que par la mobilisation publique. Ce n’est plus le droit qui la régit, mais les simples citoyens, au risque de l’arbitraire et de la guerre civile larvée. D’où ce qu’on a appelé à partir des années 1980 les culture wars, avec les manifestations massives contre des expositions artistiques ; et d’où, aujourd’hui, les mobilisations sur les campus et les réseaux sociaux pour priver de parole, voire de poste, ceux dont les propos sont jugés déplacés, offensants ou simplement déplaisants.
Les appels au lynchage médiatique se donnent libre cours, au mépris de la liberté académique et de la liberté de la presse, aboutissant à empêcher les enseignants, les chercheurs et les journalistes de faire, tout simplement, leur métier. Soit on intime aux « mal-pensants » l’ordre de se taire, soit on se tait soi-même pour éviter de se retrouver dans la prochaine charrette.
La cancel culture n’étant rien d’autre que la conséquence du sous-développement juridique nord-américain en matière de liberté d’expression, son importation en France est absurde et ne témoigne que de l’ignorance ou du déni de notre culture juridique. Car c’est la loi qui protège les libertés beaucoup plus sûrement que l’absence de loi.
Que personne dans notre pays n’ait le droit de s’instituer censeur, ni juge à la place des juges ni policier à la place des policiers, parce que l’encadrement de ce qui est licite ou illicite relève de la représentation démocratique par l’intermédiaire du législateur, de l’institution judiciaire et de la police : voilà ce qu’ignorent, ou feignent d’ignorer, les partisans français de la cancel culture, qui ne s’autorisent que d’eux-mêmes lorsqu’ils s’arrogent le droit d’empêcher une représentation théâtrale parce qu’elle leur paraît irrespectueuse des droits des minorités, une projection cinématographique parce que le réalisateur a fait l’objet de plaintes en justice ou une conférence parce que son auteur serait « homophobe » – sans autre forme de procès.
Ainsi, ce qui se nomme ailleurs cancel culture devrait être clairement désigné, chez nous, par le seul terme adéquat : « culture de la censure ». C’est pourquoi, quelle que soit la justesse des causes défendues, l’on ne peut se contenter de condamner les « excès » de ces militants radicaux tout en suggérant que la fin justifie malgré tout les moyens.
L’on doit poser fermement la seule question qui vaille : quelles sont la légitimité et la légalité des méthodes utilisées par ces nouveaux censeurs ? Faute de quoi la gauche risque de sombrer à nouveau dans les tentations totalitaires qui en ont assombri l’histoire, depuis la Terreur révolutionnaire jusqu’aux horreurs staliniennes. Et faute de quoi aussi nous ne vivrons plus dans un Etat de droit, ni dans une démocratie, mais dans l’équivalent, à l’échelle des réseaux sociaux, de ce que fabriquait naguère le ragot de village : le contrôle social sans appel, sans merci, sans recours.
« Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit », affirmait magnifiquement Lacordaire (1802-1861). Est-ce à croire que ceux qui, aujourd’hui, prétendent à la liberté sans limites d’interdire la parole à leur prochain voudraient en revenir à la loi du plus fort la loi de la meute ?
Note(s) :
Nathalie Heinich est sociologue. Chercheuse au CNRS, elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur le statut d’artiste, l’art contemporain, la question de l’identité, l’histoire de la sociologie et les valeurs. Elle vient également de publier un article intitulé « Nouvelles censures et vieux réflexes totalitaires » dans le n° 82 de la revue Cités