Entretien paru dans ArtPress le 21 décembre 2018.
Interview par Sarah Chiche
Camille Paglia déchaîne les passions outre-Atlantique. Critiquée par certaines féministes pour ses positions libertaires sur la pornographie et la prostitution, elle est adulée par d’autres pour son habileté décapante à se battre contre la censure artistique comme à démonter certains présupposés sur la féminité – et ce depuis la publication de son premier ouvrage Sexual Personae en 1990. Une traduction française d’une partie de ce pamphlet iconoclaste vient enfin de paraître. L’occasion de demander à cette professeure de philosophie à l’université de Philadelphie tout autant marquée par Nietzsche et Simone de Beauvoir que par Freud et Sade, pourquoi, selon elle, la dissidence, artistique comme sexuelle, est, plus que jamais, une vertu.
SC
Votre livre Sexual Personae est paru en 1990, en pleine vague de puritanisme. La gigantesque libération des moeurs des années 1960 avait donné naissance à une nouvelle manière de regarder l’art ; puis nous nous sommes mis à faire la chasse aux outrages et aux défaillances morales dans les oeuvres visuelles ou narratives. Au moment même où paraît la traduction française de deux textes extraits de Sexual Personae, certains proposent de retirer des musées un tableau de Balthus représentant une très jeune fille, ou une peinture de John William Waterhouse. Diriez-vous, avec Nietzsche, que, dans l’art comme dans la vie, tout procède d’un éternel retour, et que la situation actuelle est identique à celle des années 1980?
Nietzsche a profondément influencé ma conception, très sombre, des forces de création et de destruction perpétuellement à l’oeuvre dans la vie humaine, mais ma théorie cyclique de l’histoire vient en fin de compte, avant lui, de Vico. La révolution sexuelle des années 1960 a exercé une influence radicale sur ma génération. Le repli réactionnaire opéré dans les années 1970 par la seconde vague du féminisme sur les positions d’un puritanisme virulent, n’en était que plus choquant. La sincérité sexuelle des films d’art et d’essai européens les plus audacieux et les nouvelles traductions du marquis de Sade et d’Histoire d’O. avaient galvanisé le courant féministe pro-sexe auquel j’appartenais. La crudité sexuelle du rock’n’roll, plongeant ses racines dans le blues afro-américain, était notre langue quotidienne. Des jeunes femmes comme moi entraient sans crainte dans des cinémas où des films pornographiques comme Gorge profonde ou Derrière la porte verte étaient projetés devant des publics qui n’étaient plus exclusivement masculins. Emmanuelle, avec Sylvia Krystel dans le rôle d’une charmante aventurière bisexuelle à Bangkok, représentait le rêve visionnaire de plaisirs exotiques. Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve et Stéphane Audran incarnaient de brillantes images de sophistication sexuelle, balayant les « braves filles » provinciales d’Hollywood à la Doris Day ou Debbie Reynolds, qu’on nous avait imposées dans notre jeunesse. Quand je suis arrivée à la Graduate School de Yale en 1968, j’ai accroché au-dessus de mon lit une grande affiche de Belle de jour qui montrait Deneuve provocante, son dos nu tourné vers le spectateur. C’était pour moi une image sacrée, dont j’ai été curieusement récompensée peu après en croisant le chemin de Deneuve à New York : nous nous sommes littéralement foncées dedans, de face, devant le magasin Saks de la Cinquième avenue – sur quoi, stupéfaite, je lui ai impoliment couru après pour lui demander un autographe. Bien sûr, je n’étais personne, je n’étais qu’une simple étudiante, mais c’était pour moi un événement incroyable qui m’a convaincue de l’existence de certaines énergies irrationnelles à l’oeuvre dans la sexualité, aux confins du mystique. La nature, le magnétisme et l’instinct animal nous dirigent d’une manière que nous ne comprendrons jamais complètement.
Cependant, au cours des années 1970, une haine vicieuse des hommes a usurpé le rôle du féminisme, tandis que, à la même époque, des petites bourgeoises comme Kate Millett déformaient le féminisme en réduisant la complexité et les nuances de l’art à des banalités moralisatrices. Des bureaucrates bornés ont créé du jour au lendemain des programmes d’études féminines dans les universités, nouvelle discipline née précipitamment sans contenu académique formel ni cadre professionnel. Une rhétorique idéologique incendiaire est alors devenue la démarche standard pour l’analyse de la littérature et de la culture. On s’est mis à attaquer et à réprimander de grandes oeuvres d’art pour leurs manquements coupables au politiquement correct. Ces lectures littéralistes ont perdu tout intérêt pour les notions de subtilité, d’ambiguïté, de paradoxe ou d’ambivalence à l’oeuvre dans les productions littéraires. Les plus grands artistes se sont vu sermonner comme des enfants turbulents lorsqu’ils échouaient à se conformer à ce code de respectabilité bourgeoise sans humour, digne d’une vieille fille institutrice.
UN PAS EN ARRIÈRE
Ma philosophie de l’art et de la sexualité doit tout aux magnifiques livres illustrés que mon père a rapportés de France au début des années 1950, alors que j’étais toute petite. Il était parti étudier les langues romanes à la Sorbonne pendant un an grâce au « G. I. Bill » du gouvernement américain en faveur des vétérans de la Seconde Guerre mondiale (il avait servi comme parachutiste dans l’armée). Luxueusement illustré d’une fabuleuse quantité de planches en couleur, le livre Art Treasures of the Louvre («Trésors artistiques du Louvre ») introduisit l’histoire de l’art dans ma petite ville industrielle au nord de l’État de New York. Une autre de ces acquisitions parisiennes était absolument phénoménale : un grand album de l’architecture et de la sculpture de l’École de Fontainebleau. Pendant mon adolescence, une magnifique photographie noir et blanc extraite de cet album, délicieusement imprimée, était accrochée au mur de ma chambre. Elle représentait la sculpture de marbre (alors attribuée à Goujon) de la Diane d’Anet, où la déesse nue est allongée, tenant un arc d’une main et embrassant un cerf de l’autre, spectacle onirique d’une gracieuse Amazone maîtresse de la nature sauvage ainsi que des jardins ornés de l’amour. Ma théorie de l’art a commencé à prendre forme au lycée, après que j’ai découvert chez un bouquiniste un recueil de mots d’esprit d’Oscar Wilde. Figure majeure du mouvement de « l’Art pour l’art » au 19e siècle, Wilde menait une guerre totale au sentimentalisme humanitaire et à la pruderie des moralistes victoriens. Il croyait à la nécessité d’offenser, de provoquer, d’enfreindre, de détruire partout les banalités confortables. À l’université, mes références en matière d’art et de morale se sont étendues à Baudelaire, Gautier, Verlaine, Gide, Sartre et Genet. J’ai ensuite été attirée par la poésie « Beat », qui au cours des années 1950, avait adopté les rythmes syncopés du cool jazz afro-américain (très présent à Paris après-guerre) et repoussait les limites de la poésie au moyen de l’argot de la rue et d’allusions sexuelles explicites. Étant donné la visibilité et les réalisations de l’écriture et de l’art « underground » dans les décennies qui précèdent immédiatement la révolution sexuelle des années 1960, il est incompréhensible que la deuxième vague du féminisme ait pu effectuer un tel pas en arrière dans le sens d’une censure rigide du sexe. Dans les années 1970, avec mon courant féministe pro-sexe, nous combattions l’obsession anti-hommes des nouvelles professeures d’études féminines, de Gloria Steinem ou des principales organisations de femmes. Au cours des années 1980, les féministes les plus influentes étaient Catharine MacKinnon, fanatique impitoyable tout droit sortie de l’Inquisition espagnole, et Andrea Dworkin, névrosée folle à lier, qui haïssait son corps au point de le martyriser sous la forme d’une obésité agressive, et définissait pernicieusement tout rapport sexuel hétérosexuel comme un viol. Le courant féministe pro-sexe a été vaincu et réduit au silence pour plus de 20 ans. J’ai terminé Sexual Personae en 1981, mais le manuscrit a été refusé par sept éditeurs et n’est paru qu’en 1990. Avec son sens catholique de la culpabilité et de la transgression, c’est vraiment Madonna qui a transformé cette culture, grâce à l’approche ouverte dont témoignaient sa musique, ses vidéos et ses spectacles envers la sexualité. Les féministes pro-sexe ont marqué beaucoup de points dans les années 1990. C’est aussi à cette époque que nous avons vigoureusement combattu les speech codes qui commençaient à faire leur apparition dans les universités, désormais sous le contrôle de philanthropes intrusifs qui traitaient les chercheurs comme des esclaves, de simples employés. À la fin du millénaire, la victoire des féministes pro-sexe semblait totale et définitive. Même les jeunes voix puritaines de la « troisième vague » du féminisme soutenue par Gloria Steinem, comme Susan Faludi et Naomi Wolf, avec leur hostilité méprisante à la beauté et à la mode, avaient perdu l’attention des médias anglo-américains. D’où mon horreur et mon inquiétude devant le cycle de puritanisme destructeur qui fait actuellement retour dans le féminisme. Idéaliste mais naïve, formée dans un environnement numérique bruyant et d’une immatérialité déconcertante, la jeune génération en revient aux positions les plus extrêmes du moralisme féministe. Les femmes y sont présentées comme des victimes passives et désarmées, incapables d’exister dans le monde dangereux de la sexualité sans une structure autoritaire parentale de substitution pour les protéger et les venger. C’est décourageant, c’est affligeant ! Pire : ces colères hystériques, ces toxines masochistes sont maintenant arrivées en France, autrefois la capitale mondiale d’une conception éclairée et cosmopolite tant de l’art que du sexe. Si même la France succombe sous le rouleau compresseur du fascisme féministe, qui restera-t-il pour lutter?
HORS DU SYSTÈME DE GENRE
Vous affirmez que ce qui est féminin en vous relève de la nature et non de la culture. Mais, dans une conférence filmée du 20 mars 2017, vous avez longuement insisté sur le fait que vous ne viviez pas comme une femme, que vous ne vous étiez jamais sentie reconnue comme femme, mais que vous ne vous sentiez pas homme non plus. Quand elle a été la première femme élue à l’Académie française, Marguerite Yourcenar a dit : « La littérature dite féminine a créé un ghetto dont nous n’avons pas besoin. L’écriture est le produit de l’intelligence. On n’écrit pas avec son sexe, même si, cependant, certaines émotions sont sensuelles. » Vous avez formulé le désir que vos essais fassent coexister l’intellect et l’inspiration, la rigueur de l’analyse et ce que vous nommez « une prose poétique à la manière de Walter Pater » ? Est-ce là un équivalent de la sensualité qu’évoque Yourcenar?
Dans l’introduction de mon nouveau livre Provocations, je décris la voix de Sexual Personae comme « une construction transgenre utilisant les matériaux du langage et de l’esprit ». Je parlais autrefois de Sexual Personae comme du « plus grand changement de sexe de l’histoire ». Par quelque singularité du destin, j’ai parcouru le monde comme un étranger vigilant né hors du système de genre. Il semble que j’aie toujours eu la capacité de regarder les femmes à travers les yeux d’un homme, et les hommes à travers les yeux d’une femme. J’ai sans aucun doute été inspirée dans ma jeunesse par la clarté froide, la vaste ambition et l’architecture monumentale du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. J’étais comme elle éprise de l’énergie conceptuelle propulsive des plus grands artistes et écrivains de sexe masculin. Seules les femmes faibles peuvent nier l’incroyable pouvoir créatif des hommes de génie à travers l’histoire, dans chaque domaine de la vie et de l’art. Écrire est pour moi une entrée dans l’abstraction, une fuite hors des accidents et des humiliations de la biologie, hors de la banalité quotidienne, vers un espace objectif occupé par des formes découpées et austères. Comme mes ancêtres romains qui construisaient des routes, des temples et des stades à travers tout le monde connu, j’ai le sentiment de travailler dans la pierre. Walter Pater était le modèle d’Oscar Wilde lorsqu’il était étudiant à Oxford, et il a en effet exercé une influence cruciale sur moi. Son hommage bizarre et hypnotique à la Joconde de Léonard de Vinci, écrit dans une prose poétiquement sophistiquée qui annonce les Mythologies de Roland Barthes, se confronte ainsi à la tenace étrangeté de cette grande peinture et suggère une intimité primitive des femmes avec la nature qui trouble le lecteur. Quand j’écris sur l’art ou la poésie, je vise (telle un scrupuleux scribe égyptien) une description et une transcription complètes qui sachent en même temps préserver la fugacité sarcastique de l’oeuvre et relever le défi railleur qu’elle nous lance. Tout grand art se transforme, mystérieusement, à chaque fois que nous revenons à lui.
SAUVAGERIE PRIMITIVE
« La société n’est pas responsable, mais plutôt la force qui tient le crime sous son contrôle », dites-vous. Vous insistez sur l’existence d’une cruauté innée. Croyez-vous comme Freud et, avant lui, avec Sabina Spielrein, qu’aussi empreint soit-on d’humanisme et de bienveillance, le sexe et l’érotisme sont « démoniques » ; et qu’on ne peut débarrasser le sexe (j’entends bien : le sexe entre adultes parfaitement consentants) de toute forme de rapport de force? Rassurez-moi: la joie et la liberté dans le sexe ne sont pas des utopies ?
Comme je l’affirme dans Sexual Personae, la nature concerne les espèces, jamais les individus. Ce n’est qu’à l’intérieur de la société que l’individualisme peut émerger. L’instinct sexuel est une pulsion d’origine hormonale, implantée en nous par une nature coercitive, dans le seul but de la procréation hétérosexuelle. Le plaisir sexuel est un appât, un leurre au moyen duquel la nature a mis en contact physique des générations innombrables d’hommes et de femmes qui ne se comprenaient pas les uns les autres, à des fins de préservation et d’expansion de l’espèce. Que nous le voulions ou non, c’est un fait irréductible que le sort a conçu nos corps pour l’accouplement et la reproduction : le vagin, en tant que réceptacle, va comme un gant au pénis qui y dépose sa semence. À mesure que les sociétés évoluaient et que les problèmes de survie se faisaient moins urgents, le sexe est devenu une activité récréative, avec ses rituels de séduction annexes, et l’homosexualité a émergé en tant que pratique optionnelle, parfois discrètement tolérée, ailleurs réprimée et persécutée pour des raisons religieuses. C’est la nature qui a implanté la sexualité dans nos corps ; je considère donc l’homosexualité comme totalement naturelle. Du point de vue libertarien qui est le mien, l’État ne doit exercer aucune autorité ni aucun contrôle sur ce que nous faisons de nos corps, y compris la consommation de drogues, la sodomie, la prostitution ou l’avortement. Nos corps sont entièrement formés dès la grossesse, bien avant que notre naissance nous confère la citoyenneté dans le monde social. Notre être physique ne peut donc pas être régulé par l’État. L’État jouit cependant d’un rôle particulier, qui consiste à gérer les situations dans lesquelles nos choix personnels peuvent affecter négativement la vie des autres, comme par exemple lorsqu’on astreint des conducteurs de locomotive ou des chauffeurs de bus à des tests de dépistage de drogues. Cependant, ce que je vois à la fois dans l’hétérosexualité et dans l’homosexualité telles qu’elles existent dans les sociétés avancées contemporaines, c’est l’émergence d’obscurs schémas puisant leur source dans notre enfance. En cette époque de familles nucléaires isolées et claustrophobes, le choix de la personne qui nous attire ou dont nous tombons amoureux semble profondément influencé par notre enfance. De plus, de longues observations m’ont montré que, dans le monde occidental contemporain, l’homosexualité exclusive (par opposition à la bisexualité) trouve une étiologie particulière dans ce que Freud appelle « le roman familial ». Ce sujet a été stupidement évité depuis des décennies, et la discussion interdite, de peur de renforcer les forces répressives homophobes. Il faut condamner cette censure de toute pensée libre, de tout discours libre à gauche. La connaissance de soi, l’idéal delphique, doit demeurer notre principe ultime. Oui, je crois que des hiérarchies secrètes, des dynamiques de pouvoir cachées, relevant tantôt de la biologie, tantôt de la psychologie, sont à l’oeuvre dans tout rapport sexuel. Certains aventuriers du sexe cherchent à renforcer leur identité, d’autres à la supprimer. Nos excès ou nos surplus de désir, distraits de la simple mécanique de la procréation, se déversent dans l’imagination, l’hallucination, l’obsession, voire le meurtre, et demeurent une source d’inspiration majeure pour l’art. Le sexe lui-même s’enracine partiellement voire entièrement dans des zones primitives du cerveau auxquelles la conscience rationnelle n’a pas accès. Des impulsions et des signaux venus de cette zone obscure surgissent dans notre vie onirique, que la plupart des gens bloquent par crainte au cours du réveil. Selon Sexual Personae, qui suit en cela Sade, Nietzsche et Freud, la civilisation n’est qu’un vernis, qu’une surface artificielle dissimulant les forces bouillonnantes de la volonté de puissance. Toute cette sauvagerie primitive fera à nouveau éruption dès que les structures confortables de la société occidentale s’effondreront pour une raison ou une autre, sabotage volontaire ou catastrophe naturelle, tremblement de terre ou chute d’astéroïde. Si des terroristes finissaient par comprendre comment paralyser le réseau électrique dont le monde occidental dépend désormais dangereusement pour ses moindres activités quotidiennes, la civilisation telle que nous la connaissons s’effondrerait en quelques semaines, l’interruption de la fourniture de nourriture conduisant inévitablement à des émeutes et des pillages. Babylone et la Rome impériale aussi croyaient que leur richesse et leurs cultures imposantes dureraient toujours. Mais l’humanité survivra, obstinément, échappant pas à pas aux ruines de ses illusions trompeuse
- L’ouvrage (en traduction française) est en vente sur Amazon :
Camile PAGLIA, Introduction à Personas sexuelles, (traduction Gabriel Laverdière), Laval (Québec), Presses Universitaires de Laval, 2017.
. Voir aussi :
Camille Paglia : « L’université moderne ne comprend rien au mal »
2 réponses sur “Camille Paglia – Vertu de la dissidence (ArtPress, 2018)”