Article paru dans Le Point du 22/10/21
Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart
ENTRETIEN. Le chercheur américain David Geary revient sur l’importance de la biologie pour comprendre les différences comportementales entre les deux sexes.
Selon un récent rapport parlementaire sur l’égalité hommes-femmes remis le 6 octobre à la Délégation aux droits des femmes, les « stéréotypes de genre » à l’oeuvre depuis l’enfance seraient le point de départ des inégalités et des violences à l’encontre des femmes. Une position qui n’a rien d’original, puisqu’elle est majoritaire parmi les responsables politiques et les sociologues. Problème : peut-on se contenter, pour expliquer les comportements humains, du seul prisme de la culture, sans en passer par la nature ? En aucun cas, selon David Geary, professeur de sciences psychologiques à l’université du Missouri et auteur de l’ouvrage de référence sur les différences biologiques entre les sexes, Male, Female. The Evolution of Human Sex Differences (American Psychological Association), qui a consacré sa carrière à la compréhension du phénomène, au croisement des sciences cognitives, de la biologie évolutionnaire et de la psychologie.
Le Point : Qu’est-ce qu’un stéréotype ?
David Geary : Les stéréotypes sont des croyances génériques sur le comportement ou les pensées de certains groupes. Par exemple, dans le cas des garçons et des filles, on pense que les garçons aiment faire certaines choses et les filles d’autres choses. Selon certains, comme les auteurs de ce rapport, les stéréotypes agissent dans la société pour provoquer des différences entre les sexes. Mais en réalité, ils ne font que décrire les comportements typiques des garçons et des filles.
Les auteurs du rapport basent leurs recommandations sur des concepts issus de la psychologie sociale, comme la « menace du stéréotype ». De quoi s’agit-il et qu’en pensez-vous ?
Il s’agit de l’hypothèse suivante : si vous êtes une fille et que vous savez qu’il existe un stéréotype voulant que les filles aient des difficultés en mathématiques, vous aurez peur, face à un exercice de mathématiques, de confirmer le stéréotype et vos performances vont en pâtir. Mais ce résultat, quand il est testé, ne tient pas statistiquement et, pire, il n’a pas été répliqué.
Le rapport cite également l’« effet Pygmalion ».
C’est l’effet inverse : l’idée que, lorsque quelqu’un croit en vous, vous allez vous conformer à ses attentes et vous dépasser. Mais dans l’ensemble, tous ces prétendus « effets » sont typiques de modèles explicatifs qui accordent bien trop d’importance à l’influence de l’environnement. Ils partent à tort du principe que les individus sont des blocs d’argile vierge, des pages blanches entièrement façonnés par la socialisation.
Parce qu’ils ne le sont pas ?
Non, si l’on en croit la recherche en sciences cognitives et en psychologie évolutionnaire. Or, le rapport ne mentionne que des chercheurs en sciences sociales. Il ne cite aucune recherche sur les bases biologiques des différences entre les sexes. Les chercheurs en sciences sociales ignorent ces travaux, car ils estiment que toutes les différences entre les garçons et les filles et entre les hommes et les femmes sont socialement construites. Ils s’attendent à ce que les garçons et les filles soient identiques, et quand ils ne le sont pas, ils y voient le signe de socialisations distinctes. Je suppose d’ailleurs que, dans ce rapport, personne n’a demandé aux enfants leur avis sur leurs préférences : mais si vous interrogez des filles sur leur désir de devenir des garçons, et vice et versa, la quasi-totalité vous répondra par la négative. Les gens sont en général très à l’aise avec leur genre et les comportements typiques qui les accompagnent.
Quels déterminants biologiques influencent le comportement différencié des deux sexes ?
Plusieurs études sur des anomalies génétiques ou des mesures hormonales dans le liquide amniotique ont examiné l’exposition prénatale aux hormones. Il existe aussi un pic postnatal d’exposition aux hormones sexuelles dans les six premiers mois de la vie qui commence à être mieux étudié. Les garçons reçoivent une forte dose supplémentaire de testostérone vers le deuxième ou le troisième mois de vie, tandis que les filles sont périodiquement exposées à l’oestradiol. Ces études ont montré que les différences dans l’ensemble des activités typiques des deux sexes, comme les jeux – « jeux brutaux » versus « jeux doux » et « maternants » avec poupées -, sont influencées, du moins en partie, par l’exposition aux hormones.
Comment s’y prend-on, scientifiquement, pour faire la différence entre le fondement biologique et culturel d’un comportement ?
Chez les non-humains, les primates et les rongeurs, cela a été étudié au moins depuis les années 1950, via notamment des manipulations hormonales prénatales, postnatales ou lors de la période pubertaire. On peut donner, par exemple, aux femelles des hormones mâles ou aux mâles castrés de l’oestradiol. Ainsi, quand on donne de la testostérone aux femelles ou quand on castre les mâles, l’effet sur la nature du jeu – brutal ou doux – est fort. On ne peut évidemment pas faire de même avec les enfants, bien sûr, d’où l’emploi de moyens détournés, comme l’étude d’anomalies génétiques ayant une influence sur les hormones.
Vous estimez donc que, dans l’ensemble, l’effet de ces différences biologiques est plus important que celui des stéréotypes.
Les enfants génèrent essentiellement leurs propres comportements. Ils ont leurs propres intérêts et sont assez catégoriques pour les exprimer. Vous ne pouvez pas les mener par le bout du nez et les forcer à devenir ou faire ce qu’ils n’ont pas envie. Mais l’influence sociale a, bien sûr, une importance. Prenons le jeu brutal des garçons. Un trio de garçons aura tendance à se bousculer et à se pousser. Dans certaines cultures, les parents atténuent un peu ce type de comportement. Dans d’autres, où les bagarres entre hommes sont courantes, les parents, à l’âge adulte, les encouragent pour les rendre plus agressifs. Vous ne pouvez pas créer ce comportement, mais vous pouvez socialement l’atténuer ou l’exagérer.
Vous mentionnez des études sur les animaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que notre qualité d’humain nous place à part ?
Que ces comportements précoces ont été conservés au cours de l’évolution. Sans cela, il faudrait conclure que c’est par hasard que les humains ont évolué de la même façon que les autres mammifères, avec un cerveau comparable. L’argument évolutionnaire est le plus pertinent, car il est le plus parcimonieux.
Le rapport critique l’idée d’une « vocation maternelle » chez les femmes. Qu’en pensez-vous ?
Les chercheurs en sciences cognitives n’emploient pas ce vocabulaire, mais formulent cette question de la façon suivante : si on regarde les primates, et plus généralement les mammifères, la plupart des mâles ne s’occupent absolument pas de leur progéniture. La nature de la biologie reproductive – de la gestation interne à l’allaitement – fait que l’investissement parental penche largement vers les femelles. Mais chez les humains, les mâles contribuent parfois substantiellement au bien-être de leurs enfants. On constate une grande variation : d’un investissement nul à un investissement presque aussi fort que les mères. Mais dans toutes les cultures, il n’y a jamais d’équivalence et encore moins de dépassement. Certes, le lait maternisé et les petits pots pour bébé vont peut-être changer la donne, mais lentement. Ces innovations n’ont que quelques décennies et à l’échelle de l’évolution, c’est plus que négligeable.
Le rapport énonce : « Des études réalisées au Royaume-Uni ont ainsi montré que les parents qui essaient d’élever leurs enfants sans égard à leur sexe (gender neutral) risquent davantage l’échec. » Or, il explique ce phénomène non par des différences naturelles, mais par… les normes culturelles, considérées comme trop pesantes. Quand un fait invalide vos hypothèses, il faut abandonner celles-ci, et non l’inverse. Pourquoi cette approche aussi peu scientifique ?
C’est un cas typique de biais de confirmation. Face à des informations qui pourraient réfuter votre point de vue, vous avez deux options : en changer ou trouver une explication post hoc qui vous permet de ne pas le faire. C’est ce qui se passe ici. Sans compter que de telles études ont aussi été menées aux États-Unis, voici une trentaine d’années. Elles portaient sur des enfants élevés dans des familles traditionnelles, où le père travaillait et la mère restait à la maison, et des familles où les parents avaient décidé d’élever leurs enfants sans distinction de sexe, en donnant des voitures aux filles et des poupées aux garçons. Vers 5 ou 6 ans, les enfants élevés dans des foyers à éducation « unisexe » affichaient et, surtout, déclaraient effectivement une gamme comportementale plus diverse. Mais lorsque ces enfants étaient lâchés dans la nature, pour ainsi dire, et jouaient avec d’autres enfants, cette neutralité disparaissait. Mieux, à la maturité sexuelle, la division genrée était entièrement installée. En résumé, ce genre d’éducation permet de faire changer les croyances temporairement, pas les comportements à long terme.
Ou alors, pour espérer atteindre une égalité parfaite, par exemple dans les choix professionnels, il faudrait une politique excessivement oppressive. Pensez-vous que les auteurs de ce rapport aient conscience des conséquences de leurs désirs ?
Je pense qu’ils sont surtout naïfs ou même un peu limités intellectuellement. Ils ne tiennent pas compte des contre-preuves factuelles et croient probablement que si le gouvernement met en place ce type de politiques, il suffira d’une génération ou deux pour que leur vision utopique se réalise. Sauf que cela ne marchera pas ! Cela changera ce que les gens disent ou croient, pas ce qu’ils font. C’est là que l’oppression peut en effet entrer en jeu : la tentation de forcer, au sens strict, des gens à faire ce dont ils n’ont pas envie. Les Suédois ont essayé, pendant un temps, de forcer les filles à agir comme des garçons bagarreurs et turbulents, et les garçons à préférer les bavardages et les jeux maternants. Le plus grand effet en a été de stresser les enseignants et d’énerver les enfants.
De telles interventions peuvent-elles aussi renforcer des comportements typiques de façon pathologique ? On entend, par exemple, que la misogynie débridée qui s’exprime dans ce qu’on appelle les « incels » (involuntary celibate, célibataire involontaire) ou la « manosphère » pourrait être un effet adverse d’une éducation dégenrée.
Des études de privation menées sur les rongeurs montrent que, lorsqu’on leur refuse la possibilité d’exprimer des comportements typiques, en termes de jeu, par exemple, puis lorsqu’on leur en donne à nouveau l’occasion, les comportements s’accroissent de façon spectaculaire pour ensuite retomber à des niveaux normaux. Je ne serais donc pas surpris que l’on observe une augmentation des comportements stéréotypés après que l’on a empêché les enfants de s’y adonner. J’ai aussi le sentiment que la manosphère est un retour de bâton, du moins en partie, mais je n’ai lu aucun article scientifique à ce sujet.
Il ne faut pas confondre égalité de résultat et égalité d’opportunité. Les différences d’orientation professionnelle et de choix entre carrière et vie privée sont surtout le choix de préférences distinctes.
Ce rapport parlementaire part du principe que les stéréotypes genrés génèrent des inégalités. Des travaux scientifiques confirment-ils cette assertion ?
Il ne faut pas confondre égalité de résultat et égalité d’opportunité. Les différences d’orientation professionnelle et de choix entre carrière et vie privée sont surtout le choix de préférences distinctes. Par exemple, des études menées sur des surdoués en mathématiques, hommes et femmes, montrent que, à la trentaine, les hommes travaillent plus d’heures et avancent plus loin dans leur carrière. Ce n’est pas parce qu’ils sont meilleurs, mais parce qu’une grande partie de ces femmes ont réduit leur temps de travail pour se consacrer à leur vie de famille. Mais ni ces hommes ne se plaignent de travailler davantage ni ces femmes de progresser plus lentement dans leur carrière. Les deux groupes sont satisfaits de leur vie. Voilà ce que sont ces « inégalités » : des choix différents pour mener la meilleure vie possible selon ses propres critères. Ils ne voudraient pas qu’un bureaucrate, à Paris ou Washington, vienne leur dire comment organiser leur vie.
Dans votre travail, rencontrez-vous des difficultés à parler de la base biologique des différences comportementales entre les sexes ?
Heureusement pour moi, je suis têtu et assez insensible socialement. Je peux continuer à travailler parce que je pense être sur la bonne voie. Mais je connais des chercheurs qui ont baissé les bras et changé d’orientation de recherche, car c’est effectivement difficile et frustrant. Pour vous donner un exemple, nous cherchons à faire publier avec un collègue une étude rassemblant des données sur 475 000 adolescents à travers 80 pays, avec des échantillonnages aléatoires, sur les différences professionnelles, où l’on trouve beaucoup de « stéréotypes » dont nous avons parlé. Nous l’avons envoyée à quatre revues scientifiques. Le rédacteur en chef de la première nous l’a renvoyée sans même la lire, et encore moins l’envoyer en processus de révision par les pairs. Dans les trois autres publications, nous avons reçu des commentaires proprement hostiles qui n’avaient rien de scientifique. Nous sommes en attente de la réponse d’une cinquième…
Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?
Je suis optimiste dans le sens où je pense qu’il y a des différences réelles entre les sexes et qu’il y a encore bien des choses à comprendre. Cela dit, nous traversons une période, du moins dans le monde occidental, où le désir d’« égalité de résultats » biaise notre interprétation de la réalité, ce qui pourrait se traduire, comme nous l’avons évoqué, par des politiques oppressives.
- Voir aussi :
« Pourquoi les femmes boudent les mathématiques », Le Point, 7/10/18 (article en accès libre)
« Peggy Sastre – Stéréotypes de genre : les contre-vérités ont la vie dure », Le Point, 15/10/21 : « À l’appui de leur épouvantable constat, Le Bohec et Lebon évoquent des recherches en psychologie sociale isolant trois effets : l’effet d’étiquetage, la menace du stéréotype et l’effet Pygmalion. Malheureusement pour leur démonstration, il s’agit de concepts ayant eu à souffrir lourdement de la crise de la reproductibilité touchant ces sciences humaines depuis une bonne dizaine d’années. En d’autres termes, les études qui pensaient les isoler ont, au mieux, une puissance statistique bien trop faible pour attester de leur réalité et, au pire, sont le fruit de chercheurs peu scrupuleux ayant bidonné leurs travaux. »
À mon avis, si une construction sociale est leur terme pour désigner une certaine tradition du comportement des sexes dans la société, alors dire qu’il y a une part de construit n’est pas nécessairement stupide.
Je me rappelle, par contre, avoir lu les propres d’un scientifique sur Wikipedia qui disait que ce n’était pas parce qu’une construction sociale existait qu’on pouvait la changer. Cet article l’illustre bien : le poids de l’évolution fait que la « nature » humaine demeure.
Finalement, c’est un peu la question de l’oeuf ou la poule : construction sociale façonne notre évolution, qui façonne à son tour nous constructions sociales pour s’adapter et survivre.
C’est donc une question, je trouve, très intéressante, mais dont le débat a été confisqué par les militants intersectionnels.
Cat article est intéressant à plus d’un titre, notamment dans la mesure où il illustre le caractère profondément idéologique du néo-féminisme dominant dans les médias et les réseaux sociaux, mais aussi, et c’est plus grave, à la tête de l’Etat, où des organismes subventionnés pondent des rapports totalement partisans, qui ne laissent place à aucune interprétation ni données contradictoires, se contentant de laisser entendre une seule vision du rapport entre les sexes : celle propagée par le féminisme du « genre », autrement dit par l’idéologie du genre, qui a été diffusée depuis plus de 10 ans en France depuis les Etats-Unis, pays où elle fait rage depuis près de 30 ans maintenant. Or comme le disait Hannah Arendt, « l’idéologie, ‘est la logique d’une idée ». Autrement dit, c’est la relecture de la réalité d’après une seule idée simple, voire simpliste, qui doit s’imposer partout et toujours, et qui fait volontairement abstraction de toutes les données contradictoires qui pourraient infirmer cette idée, comme c’est le cas lorsqu’on a affaire à une théorie scientifique qui prend le risque de la « falsification » par les faits, pour citer l’idée forte de Karl Popper dans sa « Logique de la découverte scientifique ». C’est pourquoi les féministes du « genre » récusent systématiquement tous les faits et tous les résultats scientifiques qui pourraient remettre en cause l’idée simpliste, du moins si on lui donne le statut de cause unique d’explication des rapports humains et de l’identité sexuelle, selon laquelle les stéréotypes construits socialement déterminent strictement le comportement de chacun d’après des normes sexuelles (ou « de genre ») préétablis. A ce sujet, on pourra aussi consulter (notamment sur Youtube) les documentaires réalisés il y a quelques années par le journaliste norvégien Herald Eia sur la question de la différence entre nature et culture en matière de sexe et d’identité sexuelle, à la suite desquels l’Etat norvégien a décidé de cesser ses subventions aux chercheurs sur le « genre » (terme qui n’est qu’une mauvaise traduction de l’anglais « gender », qui signifie en réalité sexe en français).
En revanche, je suis un peu gêné par la manière dont l’auteur semble réduire parfois l’humain à un animal primitif et simpliste qui ne serait déterminé que par ses hormones, ses gènes et d’autres facteurs biologiques. L’existence de la conscience de soi et la capacité d’auto-détermination (même relative), telles qu’elles sont présentes chez l’humain, contribuent à disqualifier un réductionnisme biologique aussi prononcé. C’est notamment le cas lorsque l’interviewé évoque les fameux « Incels » et autres représentants de la « Manosphère », dont l’attachement caricatural à une identité sexuelle perdue et aujourd’hui dévalorisée pourrait s’expliquer à partir d’études de privation menées sur les rongeurs ! Cela n’est présenté que comme une étude une hypothèse et un sentiment personnel par le chercheur, mais on voit bien la tendance fâcheuse de certains scientifiques, notamment évolutionnistes et psychologues, à ramener systématiquement le mode de socialisation des êtres humains à des facteurs strictement biologiques. Or il me semble que, en la matière, la vérité n’est ni du côté des déconstructivistes et autres anthropologues dits « culturalistes », ni du côté des psychologues évolutionnistes et autres partisans du réductionnisme biologique naïf, mais plutôt entre les deux, dans une symbiose des facteurs d’explication, mais qui doit aussi laisser la place à une part de libre-arbitre et d’auto-détermination sans lesquels aucune liberté ni responsabilité morale ne seraient possibles. C’est la leçon qu’on peut aussi tirer de la lecture de Descartes, Kant ou Sartre, philosophes qui posent tous trois, face à la thèse déterministe dont cet article nous donne une illustration contemporaine, la nécessité de postuler l’existence de la liberté en l’homme, contre toutes les tentatives de réduire celui-ci à un animal ou une machine.