Deux jours après la cérémonie, non seulement mortifère mais subliminalement thanatophile, d’ouverture des JO de Paris 2024, son metteur en scène Thomas Jolly a dû venir se justifier sur BFMTV. Il a proféré un premier gros mensonge : « La Cène ? Ce n’était pas mon inspiration » – c’est faux, évidemment, comme je le montre dans cet article –, puis un second : « Je crois que c’était assez clair, il y a Dionysos qui arrive sur cette table. Il est là, pourquoi, parce qu’il est dieu de la fête (…), du vin, et père de Sequana, déesse reliée au fleuve ».
Nous sommes nombreux à avoir beaucoup ri à cette déclaration surréaliste, mais comme Thomas Jolly est metteur en scène de profession, et qu’on n’attend pas de lui qu’il maîtrise sur le bout des doigts la généalogie des dieux de l’Olympe, on n’a pas trop insisté.
Quelle ne fut ma stupéfaction, le 30 juillet dernier, en découvrant dans l’interview de Patrick Boucheron (« Oui, ça ira ». Une conversation fleuve avec Patrick Boucheron, co-auteur de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024″, Le Grand Continent, 30/07/24), la déclaration suivante : « Nos références étaient plutôt de jouer des connotations dionysiennes — et du fil qui se tisse entre la Grèce olympique et Paris car Dionysos, ou plutôt Denis, est le père de Sequana. »
Saint Denis, le père de la déesse Sequana ?
Après avoir retourné cette phrase dans tous les sens – comment fait-il pour confondre le dieu de l’Olympe Dionysos avec saint Denis (Denis de Paris, le légendaire premier évêque de Paris, ayant supposément vécu au IIIe siècle), puis en faire le père de la déesse Sequana, une déesse gauloise quasi inconnue, dont les rares témoignages archéologiques conservés remontent à l’époque gallo-romaine ? –, je vous livre ici quelques hypothèses.
La recherche de sources historiques ne donne absolument rien, du moins à ma connaissance – mais si des témoignages anciens (textuels ou archéologiques) attestant de ces relations parviennent à ma connaissance, je les prendrai en compte et modifierai cet article. D’autres ont également cherché de leur côté (par exemple ici), sans rien trouver non plus.
Des sources plus érudites que moi en la matière – je ne cache pas n’avoir aucune compétence en mythologie celtique –, mais que je conserverai secrètes, m’ont mise sur la voie de ce qui semble être la bonne explication à cet étrange syncrétisme.
Jusqu’à nouvel ordre, la source principale de cette nouvelle mythographie, semble-t-il créée par Patrick Boucheron en personne à l’occasion des JO de Paris 2024, se trouverait dans l’Arcadie, une « sorte de poème en prose » rédigé à Angers en 1781 par Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, écrivain et botaniste français mort en 1814. Dans cette Arcadie, qui s’inscrit dans la mode des romans antiquisants de son temps, il décrit la « république idéale » de ses rêves. Et à un endroit, ils nous parle de cette affaire. Le passage en question est le suivant, pp. 31-32 (on trouve l’édition en ligne ici) :
« Voici ce que j’ai ouï raconter à’ ce sujet à nos anciens. La Seine, fille de Bacchus et nymphe de Cérès, avait suivi dans les Gaules la déesse des blés, lorsqu’elle cherchait sa fille Proserpine par toute la terre. Quand Cérès eut mis fin à ses courses, la Seine la pria de lui donner, en récompense de ses services, ces prairies que vous voyez là-bas. La déesse y consentit », et accorda de plus à la fille de Bacchus de faire croître des blés partout où elle porterait ses pas. Elle laissa donc la Seine sur ces rivages, et lui donna pour compagne et pour suivante la nymphe Héva, qui devait veiller près d’elle, de peur qu’elle ne fût enlevée par quelque dieu de la mer, comme sa fille Proserpine l’avait été par celui des enfers. Un jour que la Seine s’amusait à courir sur ces sables en cherchant’ des coquilles, et qu’elle fuyait, en jetant de grands cris, devant les flots de la mer qui quelquefois lui mouillaient la plante des pieds, et quelquefois l’atteignaient jusqu’aux genoux, Héva sa compagne aperçut sous les ondes les cheveux blancs, le visage empourpré et la robe bleue de Neptune. Ce dieu venait des Orcades après un grand tremblement de terre, et il parcourait les rivages de l’Océan, examinant, avec son trident, si leurs fondements n’avaient point été ébranlés. A sa vue, Héva jeta un grand cri, et avertit la Seine, qui s’enfuit aussitôt vers les prairies. Mais le dieu des mers avait aperçu la nymphe de Cérès, et, touché de sa bonne grâce et de sa légèreté, il poussa sur le rivage ses chevaux marins après elle. Déjà il était près de l’atteindre, lorsqu’elle invoqua Bacchus son père et Cérès sa maitresse.
L’un et l’autre l’exaucèrent: dans le temps que Neptune tendait les bras pour la saisir, tout le corps de la Seine se fondit en eau; son voile et ses vêtements verts, que les vents poussaient devant elle, devinrent des flots couleur d’émeraude; elle fut changée en un fleuve de cette couleur, qui se plait encore à parcourir les lieux qu’elle a aimés étant nymphe.
Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que Neptune, malgré sa métamorphose, n’a cessé d’en être amoureux, comme on dit que le fleuve Alphée l’est encore en Sicile de la fontaine Aréthuse. Mais si le dieu des mers a conservé son amour pour la Seine, la Seine garde encore son .aversion pour lui. Deux fois par jour, il la’ poursuit avec de grands mugissements, et chaque fois la Seine s’enfuit dans les prairies en remontant vers sa source, contre le cours naturel des fleuves. En tout temps, elle sépare ses eaux vertes des eaux azurées de Neptune. »
Mais pourquoi Bernardin de Saint-Pierre invente-il ici que Bacchus (ou Dionysos) serait le père de Sequana – ce qui ne se trouve absolument nulle part ailleurs ?
Il semblerait que ce soit à cause de l’homonymie Dionysos, le Dieu de l’Olympe et Dionysius Sanctus, saint Denis en latin, c’est-à-dire l’évêque légendaire de Paris (confondu depuis le début du Moyen Âge avec un certain Denys l’Aréopagite, Dionysius Areopagita, tout aussi légendaire).
Bernardin de Saint-Pierre a pu entendre parler de « Denis, père de Paris » (Denis étant son premier évêque, il a fondé spirituellement et politiquement la ville de Paris, il est donc métaphoriquement son père), mentionné sous la forme « Dionysius pater Sequanae » (« Denis, père de la Seine » – la Seine étant ici une métonymie permettant de désigner la ville de Paris). De ce « saint Denis père de Paris », il aurait alors créé « Bacchus père de Sequana ». C’est un véritable tour de passe-passe, une pure fiction littéraire qui n’a aucune valeur du point de vue de la mythologie ou de la tradition orale, puisqu’il ne semble exister aucune légende attestée avant cette forgerie de Bernardin de Saint-Pierre [encore une fois, si de telles légendes – avec des sources – étaient portées à ma connaissance, je modifierais ce texte].
Concernant les JO 2024, l’hypothèse la plus plausible expliquant la fabrication de cette mythologie séquanienne serait le goût non dissimulé, chez la petite équipe en charge de la cérémonie d’ouverture, pour les jeux de mots vaseux (comme la Seine). Le choix de la Cène de Léonard de Vinci pour le tableau « Festivité » répondrait tout bêtement, au départ, au jeu de mots « Cène/Seine ». Quant à la mise en exergue de Sequana et de Dionysos, elle pourrait tout aussi bêtement répondre à la volonté d’offrir un pastiche de mythologie gréco-romaine à la nouvelle diversité de la Seine-Saint-Denis – et de la ville de Saint-Denis en particulier, que les organisateurs auraient certainement préféré porter au pinacle plutôt que Paris ; les Séquano-Dionysiens du Neuf-Trois (les habitant de la Seine-Saint-Denis se nomment officiellement des Séquano-Dionysiens) étant de toute évidence les vrais héros célébrés lors de cette cérémonie – Aya Nakamura ridiculisant tout à la fois la Garde républicaine et l’Académie française, c’est à eux que c’était servi sur un plateau… Reste à savoir si les Séquano-Dionysiens en question seront si flattés que cela d’avoir comme dieu tutélaire un ivrogne ventripotent, complètement bleu (ivre, en argot), se roulant dans le stupre, entouré de drags en slip et bas résille (haha).
Ce qui est surprenant, en l’espèce, c’est la manière désinvolte avec laquelle de telles mythographies, reprises ou réécrites pour l’occasion, sont jetées à la presse mondiale comme des vérités révélées (dans la bouche d’un professeur d’histoire médiévale au Collège de France, c’est comme si c’était enseigné ex cathedra), sans la moindre explication ou justification. Serait-ce une nouvelle manière de faire de l’histoire ou de la mythologie à l’ère de la post-vérité, où la citation de ses sources et les démonstrations auraient la même valeur que l’imagination et la réécriture dadaïste des mythes antiques ? On s’interroge et j’avoue rester perplexe.
- A propos de Sequana, il y a également un autre problème. L’image étrange (mais absolument superbe) du cheval de fer galopant sur la Seine avec son cavalier encapuchonné vers la fin de la cérémonie a été rapprochée le soir même, par un grand nombre de spectateurs, du quatrième cavalier de l’Apocalypse :
Apocalypse 6, 8 : « Je regardai, et voici, parut un cheval d’une couleur pâle. Celui qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l’accompagnait. Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. »
Pourquoi nous avoir ici aussi menti dans un premier temps, en prétendant que c’était « Sequana montée sur un cheval », alors qu’il est très facile de vérifier que jamais la déesse Sequana n’a été associée à un cheval ? – les « chevaux de Neptune » de la forgerie de Bernardin de Saint-Pierre ne sont pas les siens et son « bateau-canard » (cf. image de couverture) peut difficilement passer pour un cheval.
Quand les spectateurs ont immédiatement associé les cavaliers de l’Apocalypse aux trois enfants entraînés dans les égouts et les catacombes par un passeur (Charon sur le Styx) pour ne jamais réapparaître, ils ont été traités de complotistes à l’esprit mal tourné. Pour que finalement Patrick Boucheron, dans la même interview, reconnaisse avec force noyages de poissons : « Est-ce qu’on voulait absolument empêcher cette image du cavalier de l’apocalypse ? Pas davantage. Moi-même, j’ai travaillé sur la peste noire, donc je n’étais quand même pas totalement désarmé pour prévenir qu’une telle image peut évoquer la mort. Elle est là, de toutes façons — dans ce tableau qui s’est longtemps appelé « Anxiété » et que l’on a finalement nommé « Obscurité », on danse au bord de l’abîme ».
Pourquoi pas, mais alors la question est : POURQUOI associer notre histoire de manière aussi obsessionnelle (pour ne pas dire pathologique) avec la mort, la violence et la destruction ? Pourquoi cette thanatophilie récurrente tout au long des quatre heures de spectacle (1) ? Vous pensez qu’on ne finit pas par les voir, vos rêves malades de révolution sanglante, de mise à bas de tout ce qui a précédé vos egos détraqués et vos fantasmes « d’homme nouveau » ?
- Toujours à propos de saint Denis.
Le tableau sanglant de Marie-Antoinette décapitée a écœuré quasiment tout le monde. Esthétiser la décapitation d’une femme (blanche et catholique, comme il se doit) et la Terreur révolutionnaire, la pire période de notre histoire, celle dont j’ai honte et que je hais de tout mon être, est toujours l’obsession de la pire extrême gauche, on le sait.
Alors on nous prend encore de haut, on nous dit, « Mais enfin, manants, c’est un petit clin d’oeil à saint Denis, le saint céphalophore de Paris ». Mais bien sûr, prenez-nous encore pour des jambons. Comme s’il y avait besoin de se focaliser sur la décapitation légendaire du légendaire saint Denis, dont les français se contrefichent depuis des siècles et le reste du monde aussi. Non, la raison en était certainement plus perverse, particulièrement le jour anniversaire de la décapitation du père Hamel (26 juillet 2016) : cracher un peu plus sur le martyr des chrétiens, l’encourager, qui sait, et faire un petit appel du pied à d’autres amateurs de décapitation, que l’extrême gauche convoite pour conserver son électorat. Une manière aussi certainement de relativiser les crimes barbares qui parsèment nos rues depuis quelques années, en essayant de faire croire au monde que la décapitation serait en réalité une de nos traditions culturelles. C’est une manipulation absolument honteuse.
Je n’illustrerai donc pas ce dernier paragraphe avec l’ignoble image de Marie-Antoinette profanée et le répugnant bain de sang sur la Conciergerie ; mais par une image d’elle du temps de sa splendeur, quand elle lançait à la Cour de France les modes des coiffures les plus extravagantes et les plus avant-gardistes. Elle avait plus de deux siècles d’avance sur les défilés de mode « disruptifs » d’aujourd’hui et j’aurais préféré la voir elle, plutôt que le pénible et vulgaire catwalk (la présentation de mode) qui a accompagné l’interminable parodie de la Cène (qui n’avait rien de subliminal – 40 minutes, ce n’est pas franchement ce qui s’appelle « subliminal » !).
(1) Les quatre heures de spectacle ressemblaient fortement à un hymne à la mort : Charon sur le Styx emportant les enfants dans les égouts et les catacombes en ouverture, le personnage d’Assassin’s Creed (« Le Crédo des Assassins ») courant sur les toits de Paris, Marie-Antoinette décapitée, le bain de sang de la Terreur, la parodie de la Cène (= le sacrifice et la mort du Christ), les cavaliers de l’Apocalypse, « Imagine » au milieu des flammes de l’enfer, la longue cavalcade de la « Mort sur un cheval pâle », jusqu’au clou du spectacle, Céline Dion apparaissant en « Dame blanche » spectrale (une figure populaire de la mort) en fermeture, le visage émacié et les cheveux plaqués, appelant la mort après avoir renié sa patrie (« Car moi je mourrai aussi / Nous aurons pour nous l’éternité/ Dieu réunit ceux qui s’aiment ») : tout un programme !
- Image de couverture : La déesse Sequana sur son bateau-canard, IIe-IIIe s. ap. J.-C. (Dijon, Musée archéologique).
[à suivre…]