Le Déjeuner sur l’herbe et la femme nue

[D’Édouard Manet à Jean-Patrick Capdevielle]

Victorine ou la nudité assumée

Édouard Manet, Le Déjeuner sur l’herbe, 1863 (Paris, Musée d’Orsay)

Lorsque Manet fait d’elle le point focal de son célèbre tableau, Victorine Meurent n’a que 19 ans – mais déjà une personnalité affirmée et une présence physique qui l’est tout autant.

Victorine est une femme libre qui se jouera toute sa vie des cadres corsetés de la société française du XIXe siècle. Son parcours nous laisse entrevoir un monde finalement pas si éloigné du nôtre.

Elle a été tout à la fois modèle et professeur de musique, puis artiste peintre reconnue. Elle a enchaîné les liaisons amoureuses avec des hommes (avec le peintre Alfred Stevens, peut-être avec Manet lui-même…) puis avec des femmes et entre les deux, elle est partie vivre quelques années aux Etats-Unis.

Le corps que Manet lui peint est le sien, presque grandeur nature. Il n’est pas idéalisé : c’est celui d’une femme réelle qui assume avec le plus grand naturel sa nudité. Elle plante même un regard amusé dans celui du spectateur, semblant lui dire : « Et alors… il est où, le problème ? ». Aujourd’hui, elle dirait à la féministe du XXIe siècle : « Alors comme ça, vous pensez vraiment que je suis la proie sans défense du désir concupiscent des mâles ? »

Victorine ou la nudité assumée

Les réactions outragées de la bourgeoisie parisienne des années 1860 face au tableau préfigurent celles de nos féministes offensées – d’ailleurs souvent des bourgeoises de centre-ville elles aussi. Mêmes cris d’orfraie face au corps dénudé d’une femme au milieu d’hommes vêtus (forcément des voyeurs et des machos), mêmes fureurs face à tout ce qui peut évoquer le désir masculin ou la prostitution (symbole de l’esclavage féminin selon les féministes abolitionnistes).

Car Victorine et son complice Manet se sont bien amusés et n’ont rien oublié de ce qui allait à coup sûr déclencher l’émoi, voire la colère du spectateur. Les allusions au sexe, au libertinage et à la prostitution sont partout ; tout est provocation assumée – et pince-sans-rire.

Le regard assuré de Victorine balaie toutes les lectures misérabilistes des néo-féministes. Elle incarne une liberté empreinte à la fois de fermeté et de légèreté. Victorine est pleinement consciente de sa nudité et de l’effet qu’elle provoque, et elle s’en amuse (tout comme Manet, qui baptisait lui-même son tableau La partie carrée).

En réalité, la véritable féministe, c’était elle. Victorine, autant par sa vie que par sa présence sur cette toile, illustrait cette force, cette liberté, cet humour et cette audace qu’ont parfois pu incarner les mouvements de libération de la femme – mais que les néo-féministes d’aujourd’hui,  tout à leur combat contre les nus féminins dans l’art, ont préféré abandonner.

2017 – Le Déjeuner sur l’herbe revisité

Jean-Patrick Capdevielle, Le Déjeuner sur l’herbe (Technique mixte, 200 x 200 cm), 2017 [cliquer pour agrandir]
Sur cette toile de 2017, « Victorine » est toujours nue et dans une position encore plus provocante.

La toile est remplie de symboles que j’aborderai une autre fois. Les références iconographiques principales sont le Déjeuner sur l’herbe (1863) d’Édouard Manet (pour la femme nue provocante et pour la femme penchée qui fait sa toilette au second plan), et le Déjeuner sur l’herbe (1865) de Claude Monet (pour le traitement de l’arbre à droite).  S’y rajoutent divers personnages et éléments – comme un char d’assaut dans un déluge de feu – qui donnent un tour nettement plus tragique à la scène. Nous serions davantage ici sur une scène de crime (comme dans L’Équation du poisson blessé), voire d’apocalypse. 

L’entrée dans le tableau se fait par l’homme debout entre les deux femmes nues, sorte de Hadès vieillissant comme sur le point de chavirer dans un trou noir.

L’homme entre les deux femmes [cliquer pour agrandir]
Mais l’oeil glisse immédiatement vers cette femme nue à ses pieds, occupée à se donner du plaisir en public, un motif plutôt inattendu – mais qui de fait prolonge la provocation de Manet. Le Déjeuner sur l’herbe est depuis ce temps une thématique sexuelle, que Picasso avait déjà explorée dans sa série de copies du tableau.

Pablo Picasso, Le Déjeuner sur l`herbe (d’après Manet), 13-07-1961 (Paris, Musée Picasso)

La position de la femme se caressant jambes levées rappelle aussi cette gouache de Picasso, Nu couché  (1901).

Pablo Picasso, Nu couché (gouache sur papier, Paris, Coll. privée), 1901

Les éclats dorés de plaisir qui glissent sur les cuisses de la Danaé se caressant de Klimt (1907) évoquent quant à eux les jets de couleur sur le corps de la Victorine de Jean-Patrick. Ce dernier a donc d’augustes prédécesseurs en matière de peinture orgasmique.

Gustav Klimt, Danaé (Coll. privée), 1907

Une Victorine féministe ?

Puisque j’ai décidé sur ce site de confronter les nus féminins dans l’art avec le regard puritain des nouvelles féministes (qui rêvent secrètement de tous les censurer), comment ces dernières recevraient-elles cette oeuvre ?

Très mal, comme on peut s’en douter.  La femme aux jambes largement écartées relève de la pornographie (la mauvaise pornographie, celle qui est au service du désir masculin), et la femme debout à droite (avec une tête de travesti) se prend un coup de pied dans le ventre par une silhouette masculine aux couleurs du lac.

De la violence envers les femmes, donc, et leur sexualisation au service du désir masculin – tout pour faire immédiatement capoter nos mères-la-censure.

Et si… cette Victorine n’était pas plutôt la petite soeur, libertaire assumée, de celle de Manet ?

Si on la regarde de plus près, on remarque en effet que son poing gauche est levé (il apparaît au-dessus de son genou).

« Victorine » au poing levé

Ce geste me fait penser aux féministes levant le poing ou arborant leur fameux symbole créé à la fin des années 60 : un poing dans le symbole de Vénus – le cercle de ce symbole évoque le sexe ou l’utérus féminin et le poing placé à l’intérieur évoque… euh… une pratique sexuelle à laquelle ces énervées n’ont pas dû trop réfléchir… mais passons 😀

Féminisme de la seconde vague : le poing dans le symbole de Vénus

Victorine revendiquerait-elle ici aussi sa force et sa liberté ?

Que nous dit-elle encore, cette femme nue qui fait tituber l’homme qui la regarde ? Qu’elle semble se moquer tout autant que celle de Manet d’être ainsi exposée aux regards de la foule au premier plan puis du public du tableau ? Sans doute.  Et que de toutes façons, plus rien n’existe, puisque la fin du monde est proche. Et qu’en dehors du désir de l’homme pour son corps, et de l’étourdissement que procure à celui-ci la vue de son plaisir, décidément plus rien ne compte.

La femme nue est le début de l’art et peut-être aussi sa fin.

[Rappel : Les Vénus préhistoriques (des nus féminins) sont les plus anciens artefacts fabriqués par l’homme (vers – 26 000 ans]).

Une vidéo pour terminer, pour retrouver le Picasso érotique (et figuratif):

9 réponses sur “Le Déjeuner sur l’herbe et la femme nue”

  1. Je trouve que cette femme assume totalement sa sexualité et même, qu’elle la revendique. Il n’y a là rien de choquant, au contraire et surtout, arrêtons cette hypocrisie venant souvent de ces personnes puritaines qui rêvent en secret de pouvoir en faire autant. La représentation de Jean-Patrick Capdevielle se situe parfaitement en adéquation avec cette époque de violence. J’aime beaucoup ce tableau.

  2. j’aime bien ce texte, hormis le début et la fin de l’art qui mériteraient quelques précisions, la fin comme finitude,ou/et comme sens? Sinon j’ai pour ma part plongé dans ce tableau comme si c’était la fin du monde imminente, il a donc à mes yeux un aspect beaucoup plus dramatique qu’une partie de jambes en l’air féminine. D’autant que la scène de crime se situe du côté de la foule à la crotte de pigeon, tu n’en as pas parlé.

    1. En fait, j’ai voulu dire que les nus féminins (à composante érotique) étaient un peu l’alpha et l’oméga de l’histoire de l’art. Pour le début, ce sont les Vénus préhistoriques. Pour la fin, c’est en ce moment même, la guerre idéologique que mène contre eux le courant féministe de l’histoire de l’art (mais j’aurai l’occasion d’y revenir).

    1. Qu’est-ce qui est choquant ?
      On est ici au coeur des passions humaines; au contraire, c’est très émouvant. C’est la vie. La passion, l’amour, les coups tordus, la déception, les regrets et au final l’art qui fixe tout pour l’éternité.

      [Oups ! Je croyais que vous m’écriviez toujours sur l’autre page (Des extases et des seins nus). Bon, pas grave, je laisse mon comm, même si ça colle moins avec cette page]

      1. Ici, les artistes ont voulu choquer, et effectivement il n’y a rien de choquant. Seulement si on enlève la provocation, que reste-t-il de ces oeuvres ? De jolies compositions, plus ou moins colorées qui traitent du thème de la chair. C’est déjà des oeuvres qui se regardent un peu elles-mêmes, la chair de la peinture, la chair humaine. La pornographie crue, horrible de notre nature périssable contre l’érotisme vivant tendu vers un ailleurs, absent ici (même Klimt n’y échappe pas en positionnant volontairement cette cuisse infâme devant le nu).

        1. La provocation dans l’art, c’est devenu l’alpha et l’omega depuis le XIXe siècle, justement. Manet, Courbet, le courant réaliste, c’était leur manière d’aller contre les valeurs de la société bourgeoise de leur temps. Depuis, la provocation, la subversion, la rupture, etc. sont devenus les nouveaux conformismes de l’art contemporain. Si on ne « choque pas le bourgeois », on n’a aucune chance de de faire parler de soi dans les médias. Or l’aune de la « qualité » de l’art contemporain, c’est aujourd’hui le buzz médiatique. Et donc la capacité à provoquer, choquer et à faire passer pour de l’art de simples attitudes de post-ado ou de rebelle en carton.

          1. Très peu d’artistes ont un contenu positif à proposer de nos jours (dans le sens « pas contre »). Même des personnes pleines de bonnes intentions sont souvent prises par le flot des polémiques, tant il faut réussir à se faire une place avant d’être entendu. Cela me fait penser à ces classes de banlieues, et maintenant bien ailleurs, où il faut passer la moitié du cours à faire la police avant de commencer l’instruction des élèves. En regardant l’émission de F Taddei avec E Billal, je me faisais la réflexion que ça fait 120 ans que l’art se déconstruit, tout comme la philosophie. Cela n’empêche pas l’émergence de génies, comme Picasso, mais ils participent quand même à la déconstruction, qu’ils le veuillent ou non. C’est stérilisant. J’imagine que c’est cette société qui s’acharne contre Dieu.

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