[Antiféminisme] – Éloge de la femme forte

 « Mulierem fortem quis inveniet » (« Une femme forte, qui la trouvera ?», Proverbes 31, 10).

Camille Paglia n’a eu de cesse, au fil de ses livres, articles et conférences, d’analyser le féminisme de la seconde vague* comme un féminisme de bourgeoises de la classe moyenne supérieure enfermées dans des préoccupations extrêmement datées – à savoir la nécessité, bien compréhensible à l’époque, d’échapper à la vie monotone d’une maîtresse de maison des années 1950.

* Le féminisme de la seconde vague est né officiellement en 1966 aux États-Unis lors de la création par Betty Friedan de la NOW, National Organisation for Women. Le féminisme de la première vague, né en 1848 à la Convention de Seneca Falls dans l’État de New York, se concentrait pour sa part sur les droits de propriété et l’obtention du droit de vote des femmes (ratifié en 1920 aux États-Unis).

Leurs filles et petites-filles – les féministes d’aujourd’hui, donc – sont toujours curieusement recluses dans une boucle spatio-temporelle figée sur la fin des années 50 qui les pousse à s’envisager ad vitam comme de malheureuses housewives (appelées désormais « victimes du patriarcat ») se lamentant sans fin de ne pas vivre la vie rêvée des hommes. Alors que si elles faisaient l’effort de regarder le monde à travers leurs larmes de crocodile, elles s’apercevraient que leur situation est toujours statistiquement bien meilleure que celle des hommes : ces féministes, tout aussi aveugles à ce qu’elles doivent aux hommes, ressassent donc ad libitum des ressentiments hors d’âge. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cet anachronisme dans cet article :

À rebours de ces concerts de lamentations, ma toute première publication personnelle pouvait se lire comme un éloge de la femme forte – quand j’expliquais n’être pas intéressée par la complainte victimaire féministe, mais préférer prendre le pack complet de la libération de la femme, à savoir la liberté et les risques afférents – car l’un ne va jamais sans l’autre. Je n’ai jamais envisagé ma liberté (notamment sexuelle) au pays de Candy ou des petits poneys arc-en-ciel : j’ai toujours su que les hommes n’étaient pas des femmes, qu’ils auraient toujours des muscles plus puissants que les miens et que le mauvais contrôle de leurs pulsions pourrait me coûter ma vie. Je laisse les illusions d’indifférenciation sexuelle aux petites filles féministes qui confondent la vie réelle avec le monde molletonné des Bisounours – ou aux vieilles filles féministes qui ne se rêvent plus qu’en rééducatrices revêches et autoritaires (voir : [Féminisme punitif] – Valérie Rey-Robert, la control freak qui veut rééduquer les hommes).

En ces temps de grand-messe victimaire et de « culture du viol » servie ad nauseam, ce message semble plus que jamais incompréhensible et suscite toujours davantage de rejet que d’adhésion – tout au moins au sein de l’Église de la Pleurnicherie Perpétuelle ; ce pourquoi je le réitère :

Comme le dit très justement Samantha Geimer, autre figure féminine que j’admire : “Le problème quand on est une femme forte, une survivante, c’est que les militants ne peuvent rien tirer de vous. (…) Ils ont besoin de victimes, pas de rescapées. (…) Nous devrions au contraire servir d’exemples, donner du courage aux femmes qui se battent et les aider à se relever. Il n’est pas vrai que notre rétablissement nuise aux autres.”

À la lecture du recueil d’articles de Camille Paglia traduits en français par Gabriel Laverdière et publiés aux presses universitaires de Laval à l’automne dernier (Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, 2019), je réalise à quel point je suis exactement sur la même ligne qu’elle, particulièrement lorsqu’elle dénonce les sempiternels comités des plaintes féministes :

« Le féminisme de deuxième vague s’est mis à privilégier les plaintes et préoccupations des femmes de carrière de la classe moyenne supérieure qui convoitent le statut enviable et les récompenses matérielles d’un système économique construit par et pour les hommes.
« Je postule que les femmes de la campagne étaient, et sont encore, plus fortes physiquement et mentalement que la plupart des femmes de carrière d’aujourd’hui, riches et accomplies, qui font obsessionnellement leurs exercices de Pilates dans de luxueux gymnases urbains ».
[Camille Paglia, Femmes libres, hommes libres, Laval (Qc), 2019, p. 318].

Et de déplorer que « la dorloteuse surprotection dont jouissent les filles dans les foyers bourgeois se prolonge dans les coûteux campus du Nord [des États-Unis] par l’ingérence paternaliste d’une classe d’administrateurs universitaires en croissance continuelle, qui se servent désormais de codes institutionnels de bonne conduite langagière pour forcer l’application d’une rectitude politique en ce qui concerne le sexe et le genre » (p. 319). Il s’agit là du féminisme paternaliste des campus universitaires que dénoncera à son tour Laura Kipnis dans Le Sexe polémique (2019).

Je me retrouve d’autant dans ces lignes que je me suis maintes fois fait la réflexion que mes origines bretonnes, la campagne bretonne d’où vient toute ma famille et où les femmes sont fortes – aussi fortes en gueule que dures à la tâche, avec un caractère trempé et une capacité innée à diriger leur maisonnée, hommes compris – pouvaient expliquer non seulement mon tempérament, mais mon mépris congénital pour le féminisme victimaire, cet incessant défilé de pleureuses sanglotant à gros bouillons sur tout et n’importe quoi, capables de tomber dans une « faille spatio-temporelle » parce qu’un homme, il y a 10 ans, leur aura dit qu’elles avaient de gros seins.

Non seulement ces simagrées ne m’inspirent pas la moindre compassion – elles n’en ont pas inspiré au juge non plus, ceci dit, puisque Sandra Muller, il faut le marteler, a été condamnée pour diffamation, mais, tout comme Paglia, elles me consternent.

« À mon avis », écrit-elle, « le problème avec le féminisme actuel est que, même quand il adopte des poses progressistes, il s’accorde trop souvent à un puant point de vue petit-bourgeois. Il invite l’ingérence et la protection de figures d’autorité paternalistes pour donner l’image d’une utopie hypothétique miraculeusement exempte de toute offense, de toute peine. La régulation fulgurante qu’il impose à la pensée et à l’expression est complètement réactionnaire, une grossière trahison des principes radicaux de la contre-culture des années 1960 ».
« Les notions presque victoriennes promulguées par les féministes d’aujourd’hui sur la fragilité des femmes et leur naïve inaptitude à maîtriser leur propre vie amoureuse me consternent et me stupéfient encore et encore ».
« L’impensable tournant régressif du féminisme actuel vers la censure est par conséquent épouvantable et tragique ».
[Camille Paglia, Femmes libres, hommes libres, Laval (Qc), 2019, p. 354-356].

Pour sa part, Camille Paglia renvoie à ses origines italiennes et aux femmes de sa famille, des paysannes puissantes qui régnaient sans partage sur leur univers – et au-delà. La même chose pourrait se dire de la persona, comme elle dit, c’est-à-dire du type de la « montagnarde des Appalaches », voire même de tous les modèles féminins de la « femme vieillissante » des cultures agraires et ce, qu’elles que soient la latitude et la période envisagées – puisqu’il s’agissait du mode de vie de la totalité des sociétés d’avant le XXe siècle. Mais les féministes, étant nulles en anthropologie et ne sachant rien faire d’autre qu’analyser le capitalisme avec leurs petites lunettes marxistes, sont bien incapables de s’en rendre compte : la réalité devant laquelle elles sont aveugles, c’est que la femme peut très bien être puissante sous le « patriarcat », et d’ailleurs, elle l’était !

À l’échelle de la longue durée, cette complainte féministe m’est donc toujours apparue, à moi aussi, comme un phénomène hyper-contemporain se rapportant exclusivement à nos sociétés post-industrielles et pacifiées (par le sacrifice de millions de jeunes hommes sur les champs de bataille, ne l’oublions jamais), et où des générations de citadines de plus en plus fragiles émotionnellement se succèdent, adhérant à un féminisme de plus en plus régressif, infantilisant et punitif.

La complainte larmoyante de la petite bourgeoise citadine et misandre m’apparaît finalement comme un épiphénomène et le modèle de la pleurnicheuse du genre promu par le féminisme universitaire une vaste mascarade vouée à se dissoudre dans sa propre vacuité. Je suppute, comme Camille Paglia, que le féminisme des études de genre ne produira au final que des milliers de pages qui serviront au mieux à caler les armoires dans quelques décennies :

« Pour chaque livre féministe convenable, il en paraît une vingtaine d’autres qui sont truffés d’inexactitudes, de déformations des faits et de propagande. Et de cette production surabondante, n’a émergé aucun ouvrage majeur : un seul livre féministe moderne s’est taillé une place de choix dans l’histoire des idées : Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, qui a plus de 40 ans » (p. 150). De plus, « l’institutionnalisation des études féministes et ses effets sur le féminisme n’ont encore fait l’objet d’aucune étude honnête » (p. 243).

En réalité, ce féminisme victimaire ne sert plus qu’à alimenter le désœuvrement et la paresse intellectuelle de gauchistes en débine, comme les dernières recrues d’Europe Ecologie-Les Verts nous en offrent actuellement l’affligeante démonstration. En espérant que ces miasmes soient vite balayés – même si cela prendra du temps, car la bêtise se répand toujours plus vite que la raison –, je ne doute pas un instant que ces délires finiront dans les poubelles de l’histoire et de la pensée.

  • Camille PAGLIA, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, Laval (Qc), P.U.L. (trad. Gabriel Laverdière), octobre 2019.
  • Au Québec, Denise Bombardier est sur une ligne similaire et cela fait bien plaisir de voir qu’un autre discours commence à être porté par les femmes elles-mêmes. Car le victimisme met en réalité les femmes en danger : Denise Bombardier, « La longue plainte des filles », (Journal de Montréal, 04/08/20)

[Illustration de couverture : Tarot Visconti-Sforza, XVe siècle (La Force)]

  • Sur les antiféministes bretonnes avec du tempérament, voir aussi :
  • Sur Camille Paglia, voir aussi :

Camille Paglia : « L’université moderne ne comprend rien au mal »

L’UNIVERSITÉ MODERNE NE COMPREND RIEN AU MAL

Traduction française par Gabriel Laverdière de « Camille Paglia: The Modern Campus Cannot Comprehend Evil », Time.com, 29 septembre 2014

La disparition il y a deux semaines de Hannah Graham, une étudiante de deuxième année à l’Université de Virginie, est le plus récent exemple d’une longue série de cas de jeunes femmes manquant à l’appel, qui se terminent souvent dans la tragédie. Un ancien footballeur de 32 ans et 270 livres qui avait fui au Texas a été rendu à la Virginie et accusé d’«enlèvement avec intention de nuire ». On ignore toujours où se trouve Hannah et ce qui lui est arrivé. 1

1 Le corps de Hannah Graham a été retrouvé le 18 octobre 2014 dans une maison abandonnée aux abords de Charlottesville, en Virginie.

Des affirmations extrêmement exagérées annonçant une épidémie d’agressions sexuelles sur les campus américains dissimulent la réelle menace qui plane sur les jeunes femmes, trop souvent distraites en public par leur téléphone cellulaire ou leur iPod : l’ancestral crime sexuel du rapt et du meurtre. Malgré une propagande hystérique sur notre « culture du viol », la majorité des incidents sur campus qui se voient négligemment décrits comme des agressions sexuelles ne sont pas des viols criminellement reconnus (impliquant l’usage de la force ou de drogues), mais sont plutôt des mélodrames de baise imbéciles, naissant de signaux contradictoires et d’imprudence de part et d’autre.

Les universités devraient s’en tenir aux affaires scolaires et cesser leur infantilisante supervision de la vie amoureuse de leurs étudiants, une ingérence autoritaire qui frise la violation des libertés civiques. Les vrais crimes devraient être signalés à la police et non pas à des comités universitaires de plaintes, qui sont brouillons et mal formés.

Un trop grand nombre de jeunes femmes de classe moyenne, qui ont grandi loin des centres urbains, semblent s’attendre à ce que la vie d’adulte soit une extension de leur foyer familial, où elles étaient bien à l’aise et surprotégées. Mais le monde demeure une contrée sauvage. Les libertés modernes des femmes ont un prix : endosser la responsabilité de leur propre vigilance et de leur autodéfense.

Les codes pédagogiques actuels, suivant la gauche progressiste, perpétuent des illusions sur le sexe et le genre. La gauche a pour prémisse fondamentale, venant du marxisme, que tous les problèmes dans la vie humaine procèdent d’une société injuste, et que de corriger et d’ajuster ce mécanisme social mènera un jour à l’utopie. Les progressistes ont une foi inébranlable en la perfectibilité de l’espèce humaine.

Les programmes éducatifs primaires et secondaires ont exclu les horreurs et atrocités de l’histoire, sauf lorsqu’on peut les imputer au racisme, au sexisme ou à l’impérialisme, des toxines enracinées au cœur de structures oppressives extérieures qu’il faut fracasser et reconstruire. Mais le véritable problème réside dans la nature humaine, que la religion et le grand art voient l’un et l’autre comme étant éternellement déchirée par une guerre entre les forces de l’ombre et celles de la lumière.

Le gauchisme est dépourvu d’un sens profond du mal – mais il en est aujourd’hui de même du conservatisme, quand le mal est complaisamment attribué à l’hôte étranger de forces politiques émergentes, unies par leur seul rejet des valeurs occidentales. Rien n’est plus simpliste que la répétition désormais routinière, par les politiciens et commentateurs, de l’étiquette caricaturale des « bad guys » pour parler des djihadistes, comme si la politique étrangère américaine se résumait à un scénario bâclé pour films western.

L’idéologie du genre qui domine l’université nie que les différences sexuelles soient ancrées dans la biologie et les voit plutôt comme des fictions malléables pouvant être révisées à l’envi. Elle suppose qu’à force de plaintes et de protestations, cautionnées par des bureaucrates réceptifs sur les campus et des régulateurs au gouvernement, tous les hommes pourront être, et seront, fondamentalement transformés.

Mais les crimes sexuels extrêmes comme les meurtres sexuels émanent d’un niveau primitif que même la psychologie pratique ne parvient plus à nommer. La psychopathologie, comme dans l’effrayant Psychopathia Sexualis (1886) de Richard von Krafft-Ebing, a été un domaine central des premières années de la psychanalyse. Mais la thérapie d’au jourd’hui est passée au jovialisme, aux ajustements comportementaux et aux raccourcis pharmaceutiques.

Le symbolisme ritualiste à l’œuvre dans les crimes sexuels échappe à la plupart des femmes, qui par conséquent n’arrivent pas à s’en prémunir. Il est bien établi que les facultés visuelles jouent un rôle prépondérant dans la sexualité masculine, ce qui explique l’intérêt plus important qu’ont les hommes pour la pornographie. L’obsédé sexuel, souvent un raté solitaire et rongé par ses propres échecs, est motivé par un réflexe atavique de chasseur. C’est précisément parce qu’il fait de ses victimes des proies qu’on l’appelle un prédateur.

Les crimes sexuels naissent du fantasme, de l’hallucination, du délire et de l’obsession. Une jeune femme choisie au hasard devient le bouc émissaire pour une rage régressive envers le pouvoir sexuel féminin : « Tu m’as poussé à le faire. » Les clichés universitaires sur la « marchandisation » des femmes qui serait générée par le capitalisme ont ici peu de sens: ce que profane et anéantit la barbarie du crime sexuel, c’est le statut biologique supérieur de la femme en tant que magicienne créatrice de la vie.

Induites en erreur par l’optimisme naïf et le matraquage du « vas-y ma fille ! » qui ont marqué leur éducation familiale, les jeunes femmes ne voient pas la lueur du regard animal qui les traque dans le noir. Elles pensent que se dénuder ou porter des vêtements sexy n’est qu’une affaire de look, dénuée du moindre message susceptible d’être mal interprété ou déformé par un psychotique. Elles ne savent pas la fragilité des civilisations ni la proximité constante de la nature sauvage.

  • Article à retrouver dans Camille PAGLIA, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, Laval (Qc), P.U.L. (trad. Gabriel Laverdière), octobre 2019, p. 341-344 ::
  • Voir aussi :

[Antiféminisme] – Éloge de la femme forte

Camille Paglia – Vertu de la dissidence (ArtPress, 2018)

[Mensonge féministe] – L’invention de la « culture du viol »