Camille Paglia – Amazone d’inconfort

Camille Paglia, « Amazone d’inconfort », Le Nouveau Magazine Littéraire, n° 26, février 2020

Propos recueillis par David Haziza

En rupture avec le retour du puritanisme dans le féminisme américain, cette essayiste hors normes prône une sexualité politiquement incorrecte.

David Haziza. – Vous êtes devenue célèbre avec Sexual Personae, paru aux États-Unis en 1990. Les lecteurs français y ont pour la première fois accès. Pour commencer, qu’est-ce qu’une « persona sexuelle » ?

Camille Paglia. – Sexual Personae, le produit de vingt ans de labeur, contient ma vision du conflit entre nature et culture, qui tourmente l’humanité depuis l’âge de pierre. La voix agressive, sans compromis, du premier chapitre doit beaucoup au magistral Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, que j’ai lu avec admiration quand j’avais 16 ans. Persona, c’est le mot latin désignant le masque théâtral qui amplifiait la voix de l’acteur lors des performances en plein air. Les personas sexuelles, dans mon système, ce sont les artifices immuables par lesquels des cultures successives ont tenté de symboliser et en même temps de contenir le pouvoir écrasant de la nature. Ces masques, j’en suis amoureuse, et en même temps je crains et honore la nature. Or l’hommage à son pouvoir volcanique a fait de Sexual Personae un livre inacceptable aux yeux de l’orthodoxie féministe et postmoderne qui avait aveuglément embrassé le constructivisme social : à l’époque, pas moins de sept éditeurs ont rejeté mon manuscrit ! Il n’y a peut-être qu’au Brésil – avec son carnaval épique, hallucinatoire, ses paysages sublimes de monts, de jungles et de mer – que mes idées ont été complètement comprises.

Vous êtes une « féministe amazone ». Le féminisme contemporain est-il trop étranger au « pouvoir féminin » ? Comment ressusciter ce pouvoir ?

Oui, j’ai baptisé ma doctrine « féminisme amazone », ce qui signifie qu’à mes yeux la femme libérée doit assurer sa propre protection dans un monde où les dangers nous guettent tous, hommes ou femmes. Croire que la vie pourrait être parfaitement sûre, sans blessures ni risques, relève d’un fantasme puéril. Pour être libre, il faut renoncer à s’apitoyer sur son sort, il faut du courage. Ma première vision de l’Amazone m’est venue de la Diane d’Anet, cette représentation en marbre de Diane de Poitiers, princièrement étendue, son arc à la main, et de l’autre saisissant un cerf royal mais docile. Voilà une oeuvre maniériste éblouissante, qui continue de représenter pour moi l’ultime pouvoir féminin – une fusion de Vénus et de Diane, commandant à la fois le monde de l’action, public, et celui, privé, de l’amour et du désir. Le féminisme d’aujourd’hui a choisi de se restreindre à une vue étriquée de la femme, masochistement vulnérable, incapable de progresser, de survivre même, sans une protection paternaliste.

Allégorie de Diane de Poitiers (en Diane chasseresse) et de son amant le roi Henri II (en cerf). Auteur inconnu, 1550-1560, marbre (Paris, Musée du Louvre).

Colette a dit que les suffragettes la dégoûtaient et qu’elles méritaient le fouet ou le harem. Un jugement paglien avant la lettre ?

Absolument pas. Je suis une féministe de l’équité, je me bats à ce titre pour les droits politiques des femmes. Mon exigence est que toutes les barrières contre l’avancement des femmes, en politique et au travail, soient ôtées. Mais je m’oppose en même temps, parce que je les crois réactionnaires, à toutes les protections spéciales dont bénéficieraient les femmes, ainsi qu’aux quotas, et je fais une forte distinction entre les domaines privé et public. La régulation légale ne peut ni ne doit s’immiscer dans la vie privée – qui est notre véritable identité, là où nous existons dans toute l’ambiguïté des humeurs rebelles et des rêves illicites auxquels nous restons soumis. Bien que je sois critique de beaucoup d’autres féministes, mon féminisme à moi est véhément et inébranlable.

Dans un article paru dans Playboy en 1992, vous avez déploré le « retour de Carrie Nation », cette figure du puritanisme et de la prohibition du début du XXe siècle. Le féminisme contemporain est-il trop WASP ?

Le puritanisme fanatique que j’attaquais dans le féminisme anglo-américain – personnifié par les grandes inquisitrices MacKinnon et Dworkin, qui cherchaient alors à faire interdire Playboy et Penthouse – semblait avoir été défait à la fin des années 1990, notamment grâce à l’audace érotique des vidéos d’une Madonna, ma congénère italo-américaine. Mais les présupposés puritains d’alors ont resurgi avec encore plus de force dans le mouvement MeToo, qui, malgré ses bonnes intentions, a tort de décrire les femmes comme des victimes sans défense de la luxure masculine. Les féministes doctrinaires, que seuls les mots et la codification de lois répressives intéressent, manquent souvent de sens visuel. Elles réduisent l’art à son message social et semblent un peu perdues face à la nudité qui, pour elles, est, dans l’oeuvre d’artistes de sexe masculin, dégradante, ou bien percutante, mais seulement sur le plan politique : je pense à ce bizarre exhibitionnisme des manifestations de rue (les SlutWalk [Marches des salopes], par exemple). Du coup, elles semblent avoir du mal à célébrer, avec révérence, comme c’est le cas en Europe du Sud, le corps et la sensualité.

Choisissant le camp de Sade contre celui de Rousseau, vous écrivez dans Sexual Personae que « le sexe est pouvoir ». Les féministes auraient-elles dû lire Justine plutôt que le Contrat social ?

Sade a eu un impact énorme sur ma vie : sa témérité et son bel esprit, sa dédaigneuse absence de pitié, son insistance sans remords sur les froides vérités de la vie. Que les livres de Sade aient disparu des librairies américaines il y a une trentaine d’années est une chose tragique. Il a été rayé de la carte culturelle. Aujourd’hui, vu l’esprit de censure qui fait rage au sein du gauchisme américain, on voit mal comment Sade pourrait être revendiqué et réhabilité.

Vous vous êtes naguère qualifiée de pornographe, considérant depuis toujours la pornographie comme une forme d’art. Cependant, faites-vous une distinction entre, disons, Deep Throat [Gorge profonde] et le porno amateur ou industriel ?

La pornographie est un sombre miroir qui révèle les tabous secrets d’une culture. On ne peut jamais comprendre une société donnée si l’on n’a pas appréhendé la forme et les contours de sa pornographie. La pornographie est une forme d’art, à savoir une représentation fictive de la réalité. Il y a de l’art de qualité et aussi de l’art médiocre : il en va de même de la pornographie. Cela étant dit, sa crudité est essentielle : elle est là pour révéler le fond sauvage de nos appétits, qui surgissent sous le vernis de la vie sociale et policée. J’ai arrêté de m’intéresser à la pornographie quand elle est passée du cadre artistique des films et des magazines à celui d’Internet, avec ses espaces mesquins et son refus de la mise en scène. Cependant, je continuerai à la défendre, car même la pornographie en ligne est une source d’énergie et de liberté, une fenêtre sur la nature pour tous ces employés paralysés, ces prisonniers, ces galériens de la modernité, aux corps abrutis, enchaînés à leur bureau.

Vous avez grandi dans un milieu italo-américain, entourée d’hommes forts, de femmes fortes. Ce pouvoir vénérable tend à disparaître. Vous avez écrit que la masculinité était « agressive, instable, explosive », mais que « c’est aussi la force culturelle la plus créative dans l’histoire ». Dans quelle mesure assistons-nous à une crise de la masculinité, et en quoi cela regarde-t-il le féminisme ?

La crise de la masculinité du monde occidental est le résultat d’un jeu de forces économiques ayant agi sur le long terme. À l’ère postindustrielle, la classe moyenne se retrouve hypertrophiée et, les usines étant délocalisées dans le tiers-monde, les hommes qui la composent occupent des emplois de bureau impossibles à distinguer de ceux de leurs collègues féminines. L’identité masculine traditionnelle s’en trouve cantonnée au secteur secondaire, notamment au bâtiment, qui requiert force physique et bonne volonté quand il s’agit de se salir sous un temps inclément. Dans la haute technologie et le royaume hyperintellectuel des élites, les différences sexuelles ont été continûment effacées. Cela a poussé de nombreuses féministes à proclamer que la masculinité n’avait pas d’existence réelle ou qu’elle disparaîtrait bientôt. Non sans cruauté, ces femmes ignorent ce que leurs vies privilégiées doivent au travail des prolétaires masculins : c’est par lui que toutes les structures qui les entourent ont été créées, et c’est lui qui maintient des services aussi essentiels que ceux de l’électricité, de la plomberie, de la voirie et des transports.

J’ai passé ma petite enfance au sein d’une communauté très soudée d’immigrants ayant quitté l’Italie pour travailler en Amérique. Dans l’antique division du travail, il y avait le monde des hommes et celui des femmes : les sexes avaient, au quotidien, assez peu de choses à partager. À la maison, j’ai pu observer que c’étaient des femmes, plus âgées et profondément religieuses, qui dirigeaient. Aujourd’hui, les sexes travaillent côte à côte toute la journée : cette familiarité excessive, nouvelle dans l’histoire, vaut à la fois banalisation et exacerbation des tensions. Selon moi, la souffrance morale et la fatigue des femmes actives, dont elles accusent injustement les hommes d’être responsables, est le résultat de deux choses : la fin du soutien matériel et celle de la chaleureuse solidarité que les femmes se sont portée les unes aux autres chaque jour de leur vie pendant les dix mille ans de l’ère agraire. Cette solidarité grisante, je l’ai vue et ressentie durant mon enfance, et je sais ce que nous avons perdu.

L’une des nombreuses controverses qui se sont produites en France durant le mouvement MeToo est liée à une tribune signée, parmi beaucoup d’autres, par Catherine Deneuve et la critique d’art Catherine Millet sur la « liberté d’importuner ». Qu’en avez-vous pensé ? Aurait-elle pu être écrite aux États-Unis ?

J’ai été emballée en lisant ce qui concernait la tribune du Monde, qui m’a fait espérer qu’un tournant dans la lutte contre le politiquement correct au sein du féminisme était atteint. Il est peu probable qu’un journal américain ait le courage de publier un texte aussi incendiaire et audacieux. Ma propre philosophie de la sexualité a été profondément influencée par les films d’art européens que je regardais dans les années 1960. Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et Stéphane Audran représentaient une vision sophistiquée de la sexualité, qui manquait alors cruellement aux États-Unis. D’où ma déception lorsque Deneuve, évidemment sous pression, s’est excusée au bout de quelques jours d’avoir signé cette tribune.

Vous êtes lesbienne et vous vous définissez comme transgenre. Pourtant vous critiquez souvent le mouvement trans, notamment l’idée que la chirurgie puisse changer le sexe de quelqu’un. Vous affirmez que ceux qui encouragent le transgenrisme chez les enfants se rendent coupables de maltraitance… Que signifie pour vous être transgenre ?

À aucun moment de ma vie je ne me suis sentie « féminine ». J’ai sans aucun doute souffert de ce qu’on appelle une « dysphorie de genre ». Depuis le début je me suis rebellée contre le conformisme vestimentaire qui régnait dans l’Amérique des années 1950. Dans les choix de déguisement que je faisais à Halloween, mon identification à un mode masculin d’expression était manifeste : Robin des Bois à 5 ans, le toréador de Carmen … Malgré mon hétérodoxie de genre, je ne crois pas que l’on puisse changer de sexe. Chaque cellule d’un corps, à l’exception de celles du sang, reste marquée pour toute la vie, opiniâtrement, par un certain genre. L’exclusion de la biologie du cursus féministe, causée depuis les années 1970 pour des raisons idéologiques, a mené à l’actuelle confusion, très répandue, autour de ce sujet. Il se peut qu’une réaction politique se fasse déjà sentir, mais elle est réprimée par les médias.

En tant que libertarienne, je crois que chaque individu possède un droit absolu sur son corps et sur son identité, qu’il ou elle peut les altérer, les modifier, les renommer à volonté. D’ailleurs, je soutiens l’introduction d’une catégorie « X » sur le permis de conduire et le passeport de ceux qui rejettent la bipartition traditionnelle de genre. Ce que je rejette catégoriquement en revanche, c’est l’intrusion des gouvernements et des bureaucraties universitaires en ces domaines : elle ne peut que conduire à un contrôle autocratique de la liberté d’expression. Le futur ne regardera pas avec bienveillance une époque où de jeunes enfants non conformes sexuellement (ce que j’étais moi-même) sont accompagnés sur le chemin prématuré des transformations chirurgicales, qui va de pair avec un assujettissement à vie aux médecins et à une industrie pharmaceutique rapace. Voilà pourquoi dans l’introduction de Provocations, j’exhorte ainsi les jeunes questionnant le genre : « Restez fluides ! Restez libres ! »

Vous avez écrit que, « souvent, de mauvaises personnes produisent des oeuvres d’art formidables ». Quelle est la relation entre l’art et le mal ?

Que ce soit pour Caravage, Picasso, Jackson Pollock, Woody Allen ou Roman Polanski, je n’ai aucun problème à admirer une oeuvre d’art tout en condamnant moralement la personne qui l’a produite. Je m’oppose absolument à ce que l’on bannisse des oeuvres dont les créateurs offenseraient les codes actuels du politiquement correct. Pour moi, une oeuvre d’art, même quand elle s’occupe de problèmes politiques ou sociaux, appartient à un domaine abstrait, au-delà de tout ce qui est personnel. Je vois l’histoire de l’art comme un trésor, semblable à l’inconscient collectif de Jung, un fonds d’idées qui transcendent largement leurs faillibles auteurs.

Rien ne m’empêchera de regarder avec plaisir les premières comédies de Woody Allen, des classiques. Le conflit glauque qui l’oppose à Mia Farrow ne m’intéresse pas – Farrow qui, en 1992, lui envoyait cette grotesque carte de Saint-Valentin, une photo de famille où les coeurs de leurs enfants étaient transpercés d’épingles et le sien d’un couteau de cuisine. Voilà une histoire bien plus complexe que ce que les médias en ont dit. Ayant un vrai casier de sordide exploitation sexuelle, Polanski est un cas différent. En même temps, c’est un artiste majeur. Le Couteau dans l’eau, sorti en 1962, a eu un impact colossal sur moi. Rosemary’s Baby et Chinatown sont des chefs-d’oeuvre qui n’ont rien perdu de leur puissance avec les années. Ma position sur tous ces cas est très ferme : s’il y a des preuves, oui, que l’on poursuive et punisse l’homme, mais qu’on laisse l’art tranquille.

Comment interprétez-vous le phénomène Greta Thunberg, ou, pour le dire autrement, quelle est la persona sexuelle de Greta Thunberg ?

Cette étrange momie qu’est Greta Thunberg est, en tant que persona sexuelle, une vierge folle semblable à la Miss Havisham des Grandes Espérances de Dickens : abandonnée à l’église par son fiancé, Miss Havisham continue de porter sa robe de mariée en lambeaux, vivant avec les restes de sa pièce montée pourrie dans un manoir décrépit aux horloges arrêtées. Thunberg me rappelle aussi ces poupées démoniaques qui apparaissent dans trois épisodes de La Quatrième Dimension, la série de Rod Serling : elles sont programmées par des ventriloques (les parents de Thunberg), mais bien vite elles s’en prennent à leurs propriétaires et attaquent l’espèce humaine. Greta Thunberg est la colporteuse d’une propagande apocalyptique dont elle a été nourrie par d’autres et qu’elle est incapable d’étayer au moyen de faits. Je suis depuis longtemps sceptique devant le changement climatique dans la mesure où il est en fait un trait universel de l’histoire de notre planète depuis sa formation. Je suis pourtant une fervente écologiste : nous avons l’obligation morale de préserver et de protéger nos ressources naturelles, ainsi que de purifier l’air et les cours d’eau de la pollution industrielle. Je rejette cependant ces prophéties apocalyptiques et l’hystérie actuelle. Les adultes manipulateurs qui, à cause de leurs propres intérêts politiques, ont cherché à paniquer toute la jeune génération, méritent d’être condamnés et expulsés de la société civilisée.

REPÈRES

2 avril 1947. Naissance à Endicott, dans l’État de New York.

Depuis 1984. Professeur de sciences humaines et des médias à l’université des arts de Philadelphie (Pennsylvanie).

1990. Parution aux États-Unis de Sexual Personae. Art and Decadence from Nefertiti to Emily Dickinson.

2018. Provocations. Collected Essays.

Note(s) :

Femmes libres, hommes libres, Camille Paglia, éd. Hermann, 432 p., 23 E.

Vignette de couverture : Copie de la Diane chasseresse installée dans le parc du château d’Anet (photo Ackteon)

. Voir aussi sur le même thème :

Camille Paglia : Sur l’avortement

Traduction par Gabriel Laverdière de l’article de Camille Paglia, « Feminists have abortion wrong, Trump and Hillary miscues highlight a frozen national debate », paru sur Salon.com le 7 avril 2016

SUR L’AVORTEMENT

(extrait de Camille PAGLIA, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, Laval (Qc), P.U.L. (trad. Gabriel Laverdière), octobre 2019, p. 361-369)

La semaine dernière, tels deux vacillants mastodontes siamois, Donald Trump et Hillary Clinton sont tombés dans une fosse à bitume : l’avortement. Trump s’est mélangé les pinceaux alors qu’il se soumettait à un interrogatoire tumultueux sur l’avortement, mené par le pivert en résidence à MSNBC, Chris Matthews, tandis qu’Hillary com mettait une faute directe sur NBC, à l’émission Meet the Press, où elle parla du fœtus en utilisant l’expression « personne à naître », scandalisant l’immense lobby pro-choix, qui considère toute tentative d’« humaniser» le fœtus comme une menace diabolique aux droits reproductifs.

Vu la cohérence de longue date de ses opinions pro-choix, le pétard d’Hillary ne fut qu’un flash ; quant à Trump, en proclamant que les femmes devraient subir « une certaine forme de punition » pour des avortements illégaux, il fit de sa performance maladroite un fiasco et révéla à quel point il avait peu réfléchi à l’un des plus importants sujets ayant occupé la vie publique américaine des quarante dernières années. Après avoir fait preuve de condescendance dans sa gestion malhabile d’une controverse déclenchée par son directeur de campagne, qui a brusquement tiré une journaliste par le bras, Trump a fait, par son court-circuit sur MSNBC, un cadeau juteux aux stratégistes démocrates, qui adorent clabauder sur la « guerre contre les femmes » menée par les républicains – un cliché usé jusqu’à la corde, qui a toute la consistance d’un mirage médicamenteux, mais auquel le GOP (ndt : le Parti Républicain), inepte, n’a jamais réussi à répliquer.

Et puis cette semaine, sur ABC, Hillary a fait froncer quelques sourcils lorsque Candace Cameron Bure, la co-animatrice conservatrice de l’émission The View, lui a demandé si elle croyait qu’une personne pouvait être à la fois féministe et contre l’avortement. « Absolument », a répondu Hillary, ne prenant peut-être pas conscience des implications que pourraient avoir ses paroles, « bien sûr que l’on peut être féministe et pro-vie ». S’agissait-il d’un pivotement électoraliste en direction des femmes conservatrices, comme l’invraisemblable éloge qu’elle avait réservé à Nancy Reagan, supposée militante antisida ? S’il en allait d’une conviction sincère, pourquoi n’en avions-nous jamais entendu parler jusque-là ? Hillary est habituellement chevillée, joue contre joue, à la vieille garde de l’establishment féministe.

Le vrai problème, c’est que depuis Roe c. Wade, arrêt rendu en 1973 par la Cour suprême, reconnaissant l’avortement comme droit constitutionnel de la femme selon le 14e amendement, les guerres au sujet de l’avortement font rage et ont inspiré un histrionisme machinal, entravant et jugulant durablement la politique américaine. Malgré ma ferme position pro-choix, et bien que je sois pour un accès sans restriction à l’avortement, la manière par laquelle on a fait des droits reproductifs un outil idéologique, impitoyablement exploité par mon propre parti (les démocrates) afin d’attiser les passions, de collecter des fonds et de mobilliser les électeurs, me trouble et me répugne depuis des décennies.

 Cette approche mercenaire a commencé par les audiences au Sénat pour la confirmation de trois candidats à la Cour suprême nommés par des présidents républicains Robert Bork en 1987, David Souter en 1990 et Clarence Thomas en 1991. (La nomination de Bork fut rejetée, tandis que celles de Souter et de Thomas furent approuvées.) Ces audiences se transformèrent en une foire de fanatisme féministe, se terminant par l’élévation au rang de martyre d’Anita Hill, dont les accusations de harcèlement sexuel envers Thomas me paraissent encore faibles et exagérées (et manifestement rendues caduques par le fait que Hill a rejoint Thomas dans une autre agence). L’avortement était la motivation mal dissimulée des agents démocrates, poussant une Hill réticente sur le devant de la scène et jetant de l’huile sur le feu dans tous les médias généralistes, qui étaient à l’époque uniformément progressistes. Ce fut cet abus flagrant du processus de confirmation au Sénat qui déclencha l’ascension vertigineuse de la talk radio conservatrice, Rush Limbaugh en tête, lui qui fournissait alors une contre-proposition dans ce qui était (avant Internet) un univers médiatique homogène.

L’avortement s’est avéré essentiel au programme du féminisme de deuxième vague depuis la parution d’un numéro du magazine Ms. en 1972 qui contenait une déclaration provocante, endossée par cinquante-trois Américaines de premier plan : « Nous avons subi des avortements. » Une rubrique récurrente du féminisme contemporain est cet insolent sarcasme de Gloria Steinem (qu’elle prétend avoir entendu à Boston de la bouche d’une vieille chauffeuse de taxi écossaise) : « Si les hommes pouvaient accoucher, l’avortement serait un sacrement. » Mais on peut justement attribuer, ou reprocher, à Steinem elle-même d’avoir fait de l’avortement un sacrement, promu avec une religiosité qu’elle et ses collègues condamnent chez les pieux chrétiens contre qui elles se dressent.

Le féminisme de première vague, né en 1848 à la Convention de Seneca Falls dans le nord de l’État de New York, se concentrait sur les droits de propriété et sur l’obtention du droit de vote, que concrétisa la ratification du 19e amendement en 1920. L’avortement entra dans le canon féministe avec la campagne audacieuse que mena Margaret Sanger pour le droit de contrôler les naissances, enfreignant ainsi la répressive loi Comstock (Comstock Act), ce qui entraîna son arrestation en 1914. Son organisation, la Ligue américaine pour le contrôle des naissances (American Birth Control League), fondée en 1921, devint plus tard Planned Parenthood, qui s’attire toujours de nombreuses controverses à cause du généreux financement que lui verse le gouvernement. Sanger demeure une héroïne pour plusieurs féministes, moi incluse, malgré sa perturbante adhésion à l’eugénisme, un programme (aussi adopté par les nazis) de techniques désormais discréditées, comme la stérilisation, destinées à purifier et à renforcer le patri moine génétique humain. C’est en partie l’oeuvre pionnière de Sanger qui me motiva à rejoindre Planned Parenthood et à y contribuer pendant nombre d’années – jusqu’à ce que je me rende compte, à mon plus grand désenchantement, que cet organisme était devenu une branche secrète du Parti démocrate.

Ma position sur l’avortement est décrite dans mon manifeste « Pas de loi dans l’arène », contenu dans mon second recueil d’articles, Vamps & Tramps (1994) : « La libération des femmes modernes est inextricablement liée à leur capacité de contrôler la reproduction, qui les a asservies depuis l’aube de l’espèce humaine.» Toutefois, je soutiens que notre véritable oppresseur n’est pas l’homme ni la société, mais la nature : l’impératif biologique, que le féminisme de deuxième vague et les études de genre à l’université refusent toujours de reconnaître. Le sexe est la manière (coercitive, espiègle et jouissive) par laquelle la nature assure la survie de l’espèce. Mais, aux époques de surpopulation, ces jouissances fuient en tous sens afin de ralentir ou de freiner la procréation – ce pourquoi je maintiens que l’homosexualité n’est pas une violation de la loi naturelle, mais son accomplissement, au gré de l’Histoire.

Malgré ma position pro-avortement (le terme pro-choix est pour moi « un euphémisme timoré »), j’ai un profond respect pour le point de vue pro-vie, qui, selon moi, peut prétendre à la supériorité sur le plan moral. Dans « Pas de loi dans l’arène », j’ai écrit : « Nous, femmes de carrière, argumentons sur la base de l’opportunité : il est personnellement et professionnellement pénible ou inopportun de porter un enfant non désiré. En revanche, le mouvement pro-vie argue plutôt du caractère sacré de toute conception et de la responsabilité de la société à prendre la défense du faible. » Le silence des féministes de deuxième vague à propos des ambiguïtés éthiques de leur système de croyances pro-choix demeure assourdissant. L’unique exception est Naomi Wolf, avec qui j’ai été en profond désaccord sur maints sujets. Mais Wolf a témoigné d’un courage admirable en s’interrogeant sur l’avortement dans son article « Our Bodies, Our Souls », paru en 1995 et réédité par le magazine londonien New Statesman il y a trois ans, à l’occasion du quarantième anniversaire de Roe c. Wade.

Qu’une aile pro-vie du féminisme puisse exister se confirme par la lecture de cette lettre réfléchie que m’a récemment envoyée, ici à Salon, Katherine Carlson, de Calgary, Canada :

« Pour plusieurs femmes comme moi (une lesbienne de gauche), le sujet de l’avortement est profondément bouleversant. L’arrivée de l’échographie nous a permis de voir dans l’utérus comme jamais auparavant, et l’indéniable humanité du visage y apparaît clairement. J’ai un très grand respect pour l’avis que vous avez tenu sur l’avortement, précisément parce que vous n’avez jamais tenté de déshumaniser le vulnérable être anténatal. Vous étiez manifestement pro-choix, mais rendiez très clair à quel point cette décision était dure. J’ai été ravie quand ils ont retiré l’entrevue de Gloria Steinem sur le site de Lands’ End. Pour moi, elle est une personne qui a tenté de normaliser l’avortement et, pour cela, je la méprise. Les démocrates sont devenus extrémistes et insensibles sur ce sujet, et je me sens complètement exclue. Et à l’évidence, je suis loin d’être de droite. J’ai écouté le témoignage de femmes phénoménales qui ont survécu à des tentatives d’avortement et qu’on avait laissées pour mortes (elles n’ont été sauvées que parce que certains ont pris au sérieux leur serment d’Hippocrate). J’en ai assez de me faire intimider par des femmes qui assimilent égalité des femmes et avortement sur demande. Je connais des femmes qui se servent de l’avortement comme méthode pour choisir le sexe de leur enfant, et ça me tourne les sangs. Si jamais vous décidiez d’écrire un article sur les femmes sans voix comme moi, je vous en serais fort reconnaissante. »

 Je suis complètement d’accord avec Carlson sur le fait que les démocrates pro-choix sont devenus « extrémistes et insensibles » au sujet de l’avortement. Un vide moral se trouve au cœur du féminisme carriériste occidental, un code laïque bourgeois qui voit les enfants comme un obstacle à la réalisation de soi ou comme un problème de gestion qu’il faut confier à des nounous de la classe ouvrière.

Les gauchistes se leurrent sans cesse avec une propagande vocifératrice affirmant que les sympathisants pro-vie ont une motivation « antifemmes ». Hillary a fait de pareilles calomnies son fonds de commerce : par exemple, la semaine dernière, alors qu’elle menait campagne, elle a dit, dans le contexte des commentaires de Trump sur l’avortement : « En Amérique, la santé des femmes est menacée » – comme si se heurter à des difficultés pour avorter constituait une pire menace que l’affreuse intervention requise pour l’interruption chirurgicale de la grossesse. Qui est la vraie victime, ici ?

Ou encore, nous avons Gail Collins, ex-directrice de la page éditoriale au New York Times, affirmant la semaine dernière dans sa chronique « Trump, Truth, and Abortion » (ou « Trump, la vérité et l’avortement ») : « En vérité, le mouvement antiavortement est fondé sur l’idée que le sexe hors mariage est un péché. […] Au fond, c’est au sexe qu’ils s’opposent. » J’ai vu rouge : mais ces féministes semi-intellos de l’aile Steinem, affiliées aux prestigieux médias de Manhattan, où donc étaient-elles pendant l’insurrection pro-sexe de mon aile rebelle du féminisme dans les années 1990 ? Soudainement, deux décennies plus tard, la septuagénaire Collins brandit le drapeau du sexe ? Vous voulez rire ?

Affirmer que tous les pro-vie ont peur du sexe est une vulgaire diffamation. Quoique je sois une athée ne vénérant que la grande nature, je reconnais la beauté morale supérieure de la doctrine religieuse qui défend le caractère sacré de la vie. Par exemple, la pensée et le langage du catéchisme de l’Église catholique sont d’une qualité qui excède tout ce que peut proposer le navrant utilitarisme du féminisme. En ce qui concerne le commandement « Tu ne tueras point », le catéchisme dit : « La vie humaine est sacrée parce que, dès son origine, elle comporte l’action créatrice de Dieu […]. Dieu seul est le maître de la vie de son commencement à son terme : personne en aucune circonstance ne peut revendiquer pour soi le droit de détruire directement un être humain innocent » (§ 2258). Ou ceci : « La vie humaine doit être respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception. Dès le premier moment de son existence, l’être humain doit se voir reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels le droit inviolable de tout être innocent à la vie » (§ 2270).

Dans ce domaine, lequel est-ce qui incarne l’humanisme le plus authentique : le catéchisme catholique ou le féminisme pro-choix ? Si c’est ce dernier, alors nous avons beaucoup à faire pour développer philosophiquement le féminisme. Dans « Pas de loi dans l’arène », j’ai argumenté depuis le point de vue du paganisme d’avant le christianisme, alors que l’avortement était accepté et répandu : « Mon code d’amazonisme moderne dit qu’il est juste de défier la nature et son système fasciste de menstruation et de procréation, puisqu’il s’agit d’une grossière atteinte au libre arbitre de la femme. […] En tant que libertaire, j’approuve l’accès sans restriction à l’avortement parce que j’ai conclu que mon droit absolu sur mon propre corps primait les brutales injonctions de la mère nature, qui veut réduire les femmes à leur fonction animale de génitrices. »

Un féminisme progressiste qui soutient l’avortement mais s’oppose à la peine capitale est abondamment contradictoire. On ne peut pas faire disparaître la violence intrinsèque à l’avortement d’un coup de baguette magique. Comme je l’ai écrit, « l’avortement dresse le plus fort contre le plus faible, et un seul d’entre eux survit ». Mon programme est idéologiquement plus cohérent parce que je soutiens vigoureusement l’avortement, mais je demande aussi la peine de mort pour des crimes horribles comme l’assassinat politique ou les meurtres sexuels en série. Toutefois, l’aspect le plus important dans le débat sur l’avortement est que, dans une démocratie moderne, la loi et le gouvernement doivent demeurer neutres par rapport à la religion, qui ne peut pas imposer ses attentes ou ses valeurs sur les non-croyants.

Dans un article approfondi du Boston Globe publié il y a deux ans, Ruth Graham résumait un point de vue sur le concept controversé, et encore émergeant, des droits du fœtus, pour des cas où une femme enceinte a été attaquée ou tuée : « Ce sont les progressistes qui ont historiquement fait pression pour accroître les droits civiques, mais qui maintenant s’inquiètent d’un accroissement des droits qui s’appliqueraient aux fœtus. » Les progressistes doivent faire un examen de conscience à propos de leur rhétorique réflexe visant à avilir la cause pro-vie. Un credo gauchiste qui est à la fois contre la guerre, contre la fourrure, végétalien et engagé pour la protection environnementale d’espèces menacées comme le tétras des armoises ou la chouette tachetée ne devrait pas refuser à si grands cris d’accorder de son imagination ou de sa compassion à l’être à naître.

  • Camille PAGLIA, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, Laval (Qc), P.U.L. (trad. Gabriel Laverdière), octobre 2019

  • Sur Camille Paglia, voir aussi :

[Antiféminisme] – Éloge de la femme forte

 « Mulierem fortem quis inveniet » (« Une femme forte, qui la trouvera ?», Proverbes 31, 10).

Camille Paglia n’a eu de cesse, au fil de ses livres, articles et conférences, d’analyser le féminisme de la seconde vague* comme un féminisme de bourgeoises de la classe moyenne supérieure enfermées dans des préoccupations extrêmement datées – à savoir la nécessité, bien compréhensible à l’époque, d’échapper à la vie monotone d’une maîtresse de maison des années 1950.

* Le féminisme de la seconde vague est né officiellement en 1966 aux États-Unis lors de la création par Betty Friedan de la NOW, National Organisation for Women. Le féminisme de la première vague, né en 1848 à la Convention de Seneca Falls dans l’État de New York, se concentrait pour sa part sur les droits de propriété et l’obtention du droit de vote des femmes (ratifié en 1920 aux États-Unis).

Leurs filles et petites-filles – les féministes d’aujourd’hui, donc – sont toujours curieusement recluses dans une boucle spatio-temporelle figée sur la fin des années 50 qui les pousse à s’envisager ad vitam comme de malheureuses housewives (appelées désormais « victimes du patriarcat ») se lamentant sans fin de ne pas vivre la vie rêvée des hommes. Alors que si elles faisaient l’effort de regarder le monde à travers leurs larmes de crocodile, elles s’apercevraient que leur situation est toujours statistiquement bien meilleure que celle des hommes : ces féministes, tout aussi aveugles à ce qu’elles doivent aux hommes, ressassent donc ad libitum des ressentiments hors d’âge. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder cet anachronisme dans cet article :

À rebours de ces concerts de lamentations, ma toute première publication personnelle pouvait se lire comme un éloge de la femme forte – quand j’expliquais n’être pas intéressée par la complainte victimaire féministe, mais préférer prendre le pack complet de la libération de la femme, à savoir la liberté et les risques afférents – car l’un ne va jamais sans l’autre. Je n’ai jamais envisagé ma liberté (notamment sexuelle) au pays de Candy ou des petits poneys arc-en-ciel : j’ai toujours su que les hommes n’étaient pas des femmes, qu’ils auraient toujours des muscles plus puissants que les miens et que le mauvais contrôle de leurs pulsions pourrait me coûter ma vie. Je laisse les illusions d’indifférenciation sexuelle aux petites filles féministes qui confondent la vie réelle avec le monde molletonné des Bisounours – ou aux vieilles filles féministes qui ne se rêvent plus qu’en rééducatrices revêches et autoritaires (voir : [Féminisme punitif] – Valérie Rey-Robert, la control freak qui veut rééduquer les hommes).

En ces temps de grand-messe victimaire et de « culture du viol » servie ad nauseam, ce message semble plus que jamais incompréhensible et suscite toujours davantage de rejet que d’adhésion – tout au moins au sein de l’Église de la Pleurnicherie Perpétuelle ; ce pourquoi je le réitère :

Comme le dit très justement Samantha Geimer, autre figure féminine que j’admire : “Le problème quand on est une femme forte, une survivante, c’est que les militants ne peuvent rien tirer de vous. (…) Ils ont besoin de victimes, pas de rescapées. (…) Nous devrions au contraire servir d’exemples, donner du courage aux femmes qui se battent et les aider à se relever. Il n’est pas vrai que notre rétablissement nuise aux autres.”

À la lecture du recueil d’articles de Camille Paglia traduits en français par Gabriel Laverdière et publiés aux presses universitaires de Laval à l’automne dernier (Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, 2019), je réalise à quel point je suis exactement sur la même ligne qu’elle, particulièrement lorsqu’elle dénonce les sempiternels comités des plaintes féministes :

« Le féminisme de deuxième vague s’est mis à privilégier les plaintes et préoccupations des femmes de carrière de la classe moyenne supérieure qui convoitent le statut enviable et les récompenses matérielles d’un système économique construit par et pour les hommes.
« Je postule que les femmes de la campagne étaient, et sont encore, plus fortes physiquement et mentalement que la plupart des femmes de carrière d’aujourd’hui, riches et accomplies, qui font obsessionnellement leurs exercices de Pilates dans de luxueux gymnases urbains ».
[Camille Paglia, Femmes libres, hommes libres, Laval (Qc), 2019, p. 318].

Et de déplorer que « la dorloteuse surprotection dont jouissent les filles dans les foyers bourgeois se prolonge dans les coûteux campus du Nord [des États-Unis] par l’ingérence paternaliste d’une classe d’administrateurs universitaires en croissance continuelle, qui se servent désormais de codes institutionnels de bonne conduite langagière pour forcer l’application d’une rectitude politique en ce qui concerne le sexe et le genre » (p. 319). Il s’agit là du féminisme paternaliste des campus universitaires que dénoncera à son tour Laura Kipnis dans Le Sexe polémique (2019).

Je me retrouve d’autant dans ces lignes que je me suis maintes fois fait la réflexion que mes origines bretonnes, la campagne bretonne d’où vient toute ma famille et où les femmes sont fortes – aussi fortes en gueule que dures à la tâche, avec un caractère trempé et une capacité innée à diriger leur maisonnée, hommes compris – pouvaient expliquer non seulement mon tempérament, mais mon mépris congénital pour le féminisme victimaire, cet incessant défilé de pleureuses sanglotant à gros bouillons sur tout et n’importe quoi, capables de tomber dans une « faille spatio-temporelle » parce qu’un homme, il y a 10 ans, leur aura dit qu’elles avaient de gros seins.

Non seulement ces simagrées ne m’inspirent pas la moindre compassion – elles n’en ont pas inspiré au juge non plus, ceci dit, puisque Sandra Muller, il faut le marteler, a été condamnée pour diffamation, mais, tout comme Paglia, elles me consternent.

« À mon avis », écrit-elle, « le problème avec le féminisme actuel est que, même quand il adopte des poses progressistes, il s’accorde trop souvent à un puant point de vue petit-bourgeois. Il invite l’ingérence et la protection de figures d’autorité paternalistes pour donner l’image d’une utopie hypothétique miraculeusement exempte de toute offense, de toute peine. La régulation fulgurante qu’il impose à la pensée et à l’expression est complètement réactionnaire, une grossière trahison des principes radicaux de la contre-culture des années 1960 ».
« Les notions presque victoriennes promulguées par les féministes d’aujourd’hui sur la fragilité des femmes et leur naïve inaptitude à maîtriser leur propre vie amoureuse me consternent et me stupéfient encore et encore ».
« L’impensable tournant régressif du féminisme actuel vers la censure est par conséquent épouvantable et tragique ».
[Camille Paglia, Femmes libres, hommes libres, Laval (Qc), 2019, p. 354-356].

Pour sa part, Camille Paglia renvoie à ses origines italiennes et aux femmes de sa famille, des paysannes puissantes qui régnaient sans partage sur leur univers – et au-delà. La même chose pourrait se dire de la persona, comme elle dit, c’est-à-dire du type de la « montagnarde des Appalaches », voire même de tous les modèles féminins de la « femme vieillissante » des cultures agraires et ce, qu’elles que soient la latitude et la période envisagées – puisqu’il s’agissait du mode de vie de la totalité des sociétés d’avant le XXe siècle. Mais les féministes, étant nulles en anthropologie et ne sachant rien faire d’autre qu’analyser le capitalisme avec leurs petites lunettes marxistes, sont bien incapables de s’en rendre compte : la réalité devant laquelle elles sont aveugles, c’est que la femme peut très bien être puissante sous le « patriarcat », et d’ailleurs, elle l’était !

À l’échelle de la longue durée, cette complainte féministe m’est donc toujours apparue, à moi aussi, comme un phénomène hyper-contemporain se rapportant exclusivement à nos sociétés post-industrielles et pacifiées (par le sacrifice de millions de jeunes hommes sur les champs de bataille, ne l’oublions jamais), et où des générations de citadines de plus en plus fragiles émotionnellement se succèdent, adhérant à un féminisme de plus en plus régressif, infantilisant et punitif.

La complainte larmoyante de la petite bourgeoise citadine et misandre m’apparaît finalement comme un épiphénomène et le modèle de la pleurnicheuse du genre promu par le féminisme universitaire une vaste mascarade vouée à se dissoudre dans sa propre vacuité. Je suppute, comme Camille Paglia, que le féminisme des études de genre ne produira au final que des milliers de pages qui serviront au mieux à caler les armoires dans quelques décennies :

« Pour chaque livre féministe convenable, il en paraît une vingtaine d’autres qui sont truffés d’inexactitudes, de déformations des faits et de propagande. Et de cette production surabondante, n’a émergé aucun ouvrage majeur : un seul livre féministe moderne s’est taillé une place de choix dans l’histoire des idées : Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, qui a plus de 40 ans » (p. 150). De plus, « l’institutionnalisation des études féministes et ses effets sur le féminisme n’ont encore fait l’objet d’aucune étude honnête » (p. 243).

En réalité, ce féminisme victimaire ne sert plus qu’à alimenter le désœuvrement et la paresse intellectuelle de gauchistes en débine, comme les dernières recrues d’Europe Ecologie-Les Verts nous en offrent actuellement l’affligeante démonstration. En espérant que ces miasmes soient vite balayés – même si cela prendra du temps, car la bêtise se répand toujours plus vite que la raison –, je ne doute pas un instant que ces délires finiront dans les poubelles de l’histoire et de la pensée.

  • Camille PAGLIA, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, Laval (Qc), P.U.L. (trad. Gabriel Laverdière), octobre 2019.
  • Au Québec, Denise Bombardier est sur une ligne similaire et cela fait bien plaisir de voir qu’un autre discours commence à être porté par les femmes elles-mêmes. Car le victimisme met en réalité les femmes en danger : Denise Bombardier, « La longue plainte des filles », (Journal de Montréal, 04/08/20)

[Illustration de couverture : Tarot Visconti-Sforza, XVe siècle (La Force)]

  • Sur les antiféministes bretonnes avec du tempérament, voir aussi :
  • Sur Camille Paglia, voir aussi :

Camille Paglia : « L’université moderne ne comprend rien au mal »

L’UNIVERSITÉ MODERNE NE COMPREND RIEN AU MAL

Traduction française par Gabriel Laverdière de « Camille Paglia: The Modern Campus Cannot Comprehend Evil », Time.com, 29 septembre 2014

La disparition il y a deux semaines de Hannah Graham, une étudiante de deuxième année à l’Université de Virginie, est le plus récent exemple d’une longue série de cas de jeunes femmes manquant à l’appel, qui se terminent souvent dans la tragédie. Un ancien footballeur de 32 ans et 270 livres qui avait fui au Texas a été rendu à la Virginie et accusé d’«enlèvement avec intention de nuire ». On ignore toujours où se trouve Hannah et ce qui lui est arrivé. 1

1 Le corps de Hannah Graham a été retrouvé le 18 octobre 2014 dans une maison abandonnée aux abords de Charlottesville, en Virginie.

Des affirmations extrêmement exagérées annonçant une épidémie d’agressions sexuelles sur les campus américains dissimulent la réelle menace qui plane sur les jeunes femmes, trop souvent distraites en public par leur téléphone cellulaire ou leur iPod : l’ancestral crime sexuel du rapt et du meurtre. Malgré une propagande hystérique sur notre « culture du viol », la majorité des incidents sur campus qui se voient négligemment décrits comme des agressions sexuelles ne sont pas des viols criminellement reconnus (impliquant l’usage de la force ou de drogues), mais sont plutôt des mélodrames de baise imbéciles, naissant de signaux contradictoires et d’imprudence de part et d’autre.

Les universités devraient s’en tenir aux affaires scolaires et cesser leur infantilisante supervision de la vie amoureuse de leurs étudiants, une ingérence autoritaire qui frise la violation des libertés civiques. Les vrais crimes devraient être signalés à la police et non pas à des comités universitaires de plaintes, qui sont brouillons et mal formés.

Un trop grand nombre de jeunes femmes de classe moyenne, qui ont grandi loin des centres urbains, semblent s’attendre à ce que la vie d’adulte soit une extension de leur foyer familial, où elles étaient bien à l’aise et surprotégées. Mais le monde demeure une contrée sauvage. Les libertés modernes des femmes ont un prix : endosser la responsabilité de leur propre vigilance et de leur autodéfense.

Les codes pédagogiques actuels, suivant la gauche progressiste, perpétuent des illusions sur le sexe et le genre. La gauche a pour prémisse fondamentale, venant du marxisme, que tous les problèmes dans la vie humaine procèdent d’une société injuste, et que de corriger et d’ajuster ce mécanisme social mènera un jour à l’utopie. Les progressistes ont une foi inébranlable en la perfectibilité de l’espèce humaine.

Les programmes éducatifs primaires et secondaires ont exclu les horreurs et atrocités de l’histoire, sauf lorsqu’on peut les imputer au racisme, au sexisme ou à l’impérialisme, des toxines enracinées au cœur de structures oppressives extérieures qu’il faut fracasser et reconstruire. Mais le véritable problème réside dans la nature humaine, que la religion et le grand art voient l’un et l’autre comme étant éternellement déchirée par une guerre entre les forces de l’ombre et celles de la lumière.

Le gauchisme est dépourvu d’un sens profond du mal – mais il en est aujourd’hui de même du conservatisme, quand le mal est complaisamment attribué à l’hôte étranger de forces politiques émergentes, unies par leur seul rejet des valeurs occidentales. Rien n’est plus simpliste que la répétition désormais routinière, par les politiciens et commentateurs, de l’étiquette caricaturale des « bad guys » pour parler des djihadistes, comme si la politique étrangère américaine se résumait à un scénario bâclé pour films western.

L’idéologie du genre qui domine l’université nie que les différences sexuelles soient ancrées dans la biologie et les voit plutôt comme des fictions malléables pouvant être révisées à l’envi. Elle suppose qu’à force de plaintes et de protestations, cautionnées par des bureaucrates réceptifs sur les campus et des régulateurs au gouvernement, tous les hommes pourront être, et seront, fondamentalement transformés.

Mais les crimes sexuels extrêmes comme les meurtres sexuels émanent d’un niveau primitif que même la psychologie pratique ne parvient plus à nommer. La psychopathologie, comme dans l’effrayant Psychopathia Sexualis (1886) de Richard von Krafft-Ebing, a été un domaine central des premières années de la psychanalyse. Mais la thérapie d’au jourd’hui est passée au jovialisme, aux ajustements comportementaux et aux raccourcis pharmaceutiques.

Le symbolisme ritualiste à l’œuvre dans les crimes sexuels échappe à la plupart des femmes, qui par conséquent n’arrivent pas à s’en prémunir. Il est bien établi que les facultés visuelles jouent un rôle prépondérant dans la sexualité masculine, ce qui explique l’intérêt plus important qu’ont les hommes pour la pornographie. L’obsédé sexuel, souvent un raté solitaire et rongé par ses propres échecs, est motivé par un réflexe atavique de chasseur. C’est précisément parce qu’il fait de ses victimes des proies qu’on l’appelle un prédateur.

Les crimes sexuels naissent du fantasme, de l’hallucination, du délire et de l’obsession. Une jeune femme choisie au hasard devient le bouc émissaire pour une rage régressive envers le pouvoir sexuel féminin : « Tu m’as poussé à le faire. » Les clichés universitaires sur la « marchandisation » des femmes qui serait générée par le capitalisme ont ici peu de sens: ce que profane et anéantit la barbarie du crime sexuel, c’est le statut biologique supérieur de la femme en tant que magicienne créatrice de la vie.

Induites en erreur par l’optimisme naïf et le matraquage du « vas-y ma fille ! » qui ont marqué leur éducation familiale, les jeunes femmes ne voient pas la lueur du regard animal qui les traque dans le noir. Elles pensent que se dénuder ou porter des vêtements sexy n’est qu’une affaire de look, dénuée du moindre message susceptible d’être mal interprété ou déformé par un psychotique. Elles ne savent pas la fragilité des civilisations ni la proximité constante de la nature sauvage.

  • Article à retrouver dans Camille PAGLIA, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, Laval (Qc), P.U.L. (trad. Gabriel Laverdière), octobre 2019, p. 341-344 ::
  • Voir aussi :

[Antiféminisme] – Éloge de la femme forte

Camille Paglia – Vertu de la dissidence (ArtPress, 2018)

[Mensonge féministe] – L’invention de la « culture du viol »